Page:Le Tour du monde - 03.djvu/342

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désert a bien la sienne. C’est déjà quelque chose que l’espace et les vastes horizons qui laissent courir au loin les yeux et la pensée, tandis que flotte au-dessus de la tête un large pan de ce manteau d’azur et d’or dont le ciel enveloppe la terre. Mais au pied de ces collines crayeuses coulent aussi des ruisseaux dont les eaux ne sont pas toujours blanchâtres et qui entretiennent sur leurs rives un peu de fraîcheur et de verdure. Toute la vie de la plaine s’y concentre : les hommes, y demeurent ; les oiseaux y chantent ; le sol y est fécond et les seuls arbres de cette région y croissent, l’aune, l’ormeau, le bouleau à la blanche écorce et le peuplier aux feuilles tremblantes. La nature sait placer partout des harmonies ou des oppositions qui font rêver. Il faut si peu à l’incomparable artiste pour faire un tableau charmant, et une oasis dans un désert l’est toujours. Parfois aussi de grands spectacles s’y déploient. Quand la terre est si triste, sans forme, sans caractère et sans vie, c’est au ciel qu’il faut regarder pour y admirer les nuages empourprés du soir, ou, un jour d’été les prétudes d’un grand orage ; soit encore ce que je vis il y a quelque vingt ans, dans cette solitude, un lever de soleil presque aussi beau que ceux de Claude Lorrain sur l’Océan.

Le crépuscule commençait et laissait apercevoir un ciel encore chargé de nuages et d’ombres. Tout à coup, en un point de l’Orient, au bord même de l’horizon, ces vapeurs se nuancèrent de teintes qui, d’un moment à l’autre, devinrent à la fois plus vives et plus sombres. Des mouvements étranges s’y produisirent qui changèrent à chaque instant leur aspect et leur forme. Bientôt ce fut une fournaise ardente où semblait s’accomplir un travail de cyclopes. La lumière et les ombres figuraient les flammes et la fumée qui se mêlaient confusément. Des lueurs brillantes en jaillirent et, comme une gerbe de feu qui se délie et s’élance, s’épanouirent en éventail à la surface du ciel. On eût dit des glaives d’or qui étaient projetés de ce foyer central jusqu’au zénith. C’était bien en effet la lutte de deux puissances ennemies, le jour et les ténèbres. Cependant la fournaise devenait plus ardente ; les couleurs plus vives ; le ciel s’éclairait. Peu à peu les glaives de feu s’éteignirent et les dernières ombres de la nuit s’effacèrent ; enfin l’astre montra, au-dessus de l’horizon, le bord étincelant de son disque enflammé : le roi de la création sortait radieux de sa couche nocturne.

Les landes de la Champagne. — Dessin de Lancelot.

Le majestueux phénomène était fini au ciel, mais un autre commençait sur la terre. La nature entière s’éveillait, secouant le froid et la torpeur de la nuit. Un frémissement courut dans l’air, comme pour saluer le maître de la vie qui ressaisissait son empire. Les arbres des chemins dont la tête était en pleine lumière agitaient leurs feuilles au contact des premiers rayons, tandis que le sarrasin en fleur laissait encore pencher ses blanches corolles sous le poids des gouttes de rosée que le soleil allait boire, pour que l’abeille pût venir butiner dans leur calice. Enfin, dans le lointain, la fumée montait lentement au-dessus des toits d’un village où les ménagères diligentes se mettaient déjà au travail de la journée. L’homme aussi reprenait à son tour possession de son domaine.

Épernay, où nous étions tout à l’heure, est le chef-lieu d’un arrondissement qui renferme Champaubert, Montmirail et Vauchamps, noms immortels, puisqu’ils ne sont pas ceux de batailles qui ont asservi des peuples ou satisfait l’orgueil d’un conquérant, mais de victoires qui ont été bien près de sauver la France de la plus grande honte dont un pays puisse être affligé, l’invasion étrangère.

Je tenais cependant à savoir pourquoi c’était ici plutôt que là, que Napoléon avait, de la pointe de son épée, écrit sur le sol de la Champagne, cette grande page d’histoire. Car plus on regardera attentivement dans les choses humaines, plus on restreindra le domaine de cette divinité aveugle que les anciens appelaient le Hasard et qui compte encore tant de crédules et de paresseux adorateurs. Quand je fus arrivé au bout de la Champagne et