Page:Le Tour du monde - 03.djvu/352

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lée vous sourit ; la forêt, les rochers surplombants se montrent ; quelques ruines même, celles des châteaux de Lutzelbourg, de Haut-Bar et de Géroldseck, se laissent entrevoir, mais comme une décoration d’opéra qui, au coup de sifflet du machiniste, change à vue ; la locomotive lance dans l’air son sifflement aigu, tout disparaît et nous retombons brutalement dans la nuit.

Nous sortons de l’autre côté de la montagne, dans la vallée de la Zorn, à Saverne, qu’on appelait la clef de l’Alsace, parce que la voie romaine de Metz à Strasbourg y passait. J’y aperçois un gros château rouge, qui aurait assez bon aspect s’il était bâti cent pieds plus haut. L’empereur y offre l’hospitalité aux veuves des hauts fonctionnaires : pas une ne veut y venir.

Voyez la contradiction, toutes y venaient, il y a cent ans, mariées ou non. C’est qu’il s’y trouvait alors le plus aimable et le plus prodigue des évêques, le cardinal de Rohan. Le marquis de Valfons dont on vient de publier les souvenirs, a vu Saverne dans toute sa gloire. « La maison, dit-il, comptait sept cents lits, cent quatre-vingts chevaux, des calèches à volonté. Il y avait toujours de vingt à trente femmes des plus aimables de la province, sans parler de celles de la cour et de Paris. La plus grande liberté y régnait ; un maître d’hôtel parcourait le matin les appartements, prenant note de ceux qui voulaient être servis chez eux. Le soir tout le monde soupait ensemble, ce qui avait toujours l’air d’une fête. Le cardinal trouvait des expédients à tout. Le château était si plein, un jour que j’arrivais de Strasbourg avec quelques femmes, qu’une dame venue avec un jeune militaire crut qu’il ne fallait point prolonger son séjour. Elle vint prendre congé du cardinal qui demanda pourquoi un si prompt départ. « Monseigneur, l’univers est ici ; je reviendrai quand la foule sera un peu diminuée. — Non, madame, il faut demeurer. » Le valet de chambre-tapissier, chargé de la distribution des appartements, faisait la grimace et répétait tout bas à son maître : « Monseigneur, il n’y a pas de quoi la loger. — Taisez-vous, vous êtes un sot ; est-ce que l’appartement des bains est plein ? — Non, monseigneur. — N’y a-t-il pas deux lits ? — Oui, monseigneur, mais ils sont dans la même chambre, et cet officier… — Eh bien, il ne sont-ils pas venus ensemble ? Les gens bornés comme vous voient toujours en mal. » Avec un pareil maître de maison tout est bonheur ; aussi le temple ne désemplissait pas et il n’était femme ou fille de bonne maison qui ne rêvât Saverne. Je remarquai que tout y était de bon conseil, jusqu’au-dessus des portes, où il y avait pour légende le mot latin suadere, persuader. »

À Saverne, nous sommes en Alsace ; le pays est vraiment beau : point de montagnes, mais des collines élevées, où çà et là perce le roc, avec des teintes rosées d’un aspect charmant ; puis des forêts, des prés, des champs, de la fertilité, du travail et sans doute du bien-être. Le sol me paraît très-divisé ; il doit y avoir là beaucoup de cette petite propriété qui sait faire sortir tant de choses de quelques perches de terrain. Les villages, en effet, se multiplient ; on est en pleine moisson. Des femmes au costume éclatant conduisent des bœufs d’allures très-dégagées. Le maïs, le tabac, le houblon, poussent partout : diversité de culture qui annonce une population active et intelligente. Enfin, la flèche de Strasbourg pointe à l’horizon, et quelques minutes après nous entrons dans cette grande forteresse de la France au bruit, non pas du canon, mais du tonnerre : un orage diluvien après un soleil torride.

V. Duruy.

(La suite à la prochaine livraison.)

Avant Strasbourg. — Dessin de Lancelot.