Page:Le Tour du monde - 05.djvu/127

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dres entremêlés se tordirent en dessins fulgurants, au milieu d’un paisible incendie. Des gerbes, des végétations, des torrents, des cascades de lueurs écarlates, jaunes, bleues, s’échappèrent soit successivement, soit simultanément, en arabesques de sang, d’ocre, de flamme, et formèrent un phénomène vraiment grandiose. Cette fête surprenante de l’atmosphère était une aurore boréale. Peu à peu elle s’évanouit, après avoir duré deux heures, les plus étrangement fantastiques.

L’impression qui m’est restée de ce mirage est singulière. Rien n’était plus beau. Mais cette prodigieuse scintillation, bien qu’elle fut ignée, n’échauffait pas. Elle s’est consumée tranquillement et ne s’est pas embrasée. Semblable à une vierge dont l’âme stérile brillerait d’amour, mais n’en brûlerait pas, cette aurore boréale a été une coloration merveilleuse sans chaleur. C’était l’image du feu, ce n’était pas le feu.

L’aurore boréale est l’astre fugitif et nocturne du monde surnaturel, le soleil froid, quoique radieux, des spectres. C’est à l’éclat de cette sorcellerie de lumière que j’ai interrogé et que j’ai compris Hamlet.

J’ai parcouru en tout sens, à pied et en voiture, les environs d’Elseneur. Je n’y ai pas rencontré la plus petite rivière. Dans les îles du Danemark où j’ai voyagé, je n’ai trouvé qu’une rivière, et c’est en Fionie ; je n’en ai pas trouvé en Séeland, mais j’y ai trouvé beaucoup de lacs. C’est dans un de ces lacs lamentables, dans le farouche lac Noir, je m’imagine, que s’est noyée la jeune Ophélie. C’est là que s’est dénoué et que s’est flétri parmi les écumes son bouquet de fiancée.

Quand un poëte comme Shakspeare nomme seulement un pays, il le sacre ; quand il transforme une légende de ce pays, il la célèbre et l’enchante à jamais. C’est ainsi que la tragédie d’Hamlet est la perle la plus précieuse de la couronne de Danemark. Le Danemark a resplendi dans ses brumes sous le baptême de Shakspeare. Cette contrée, si belle déjà par la mer, est devenue plus charmante et plus illustre encore. Toute nation eût été honorée par un tel hasard.

Pour moi, dès le jour où je lus le drame shakspearien, et il y a bien des années, je me promis de faire un pèlerinage à Elseneur. Je fis vœu alors de visiter le palais et les jardins où vécut Hamlet, la rivière pâle (c’est un lac) qui reçut dans son lit, comme dans une couche nuptiale, la triste Ophélie. Je me suis tenu parole et je me sens avec une émotion vraie en pleine tragédie de Shakspeare. Tout la murmure ici : les saules et les joncs des étangs, les algues et les sanglots du Sund, les lèvres sévères des hommes et la bouche fraîche des jeunes filles.

Selon l’histoire légendaire, il y avait autrefois en Jutland un bon roi sous un dais de velours et sur un trône d’or. Il s’appelait Horwendill. Il avait pour femme Géruthe et pour frère Fengon. Le traître Fengon aima Géruthe. Elle consentit à l’inceste, à l’adultère et au meurtre de son mari. Fengon tua Horwendill, épousa Géruthe et fut roi de Jutland.

L’héritier présomptif, Amleth, prince de Danemark, avait étudié avec succès dans les universités allemandes. À son retour dans sa patrie, il apprit la cruelle catastrophe, et il contrefit le fou pour échapper aux craintes de Fengon. Il était philosophe quoique insensé, et son oncle, l’usurpateur de la couronne, n’était pas sans inquiétude. Le prince ayant percé de sa dague un courtisan espion, qui voulait surprendre ses reproches à la reine, Fengon envoya à son neveu une vierge charmante, Ophélie. Il pensait ainsi attirer Amleth dans ses piéges. Mais Ophélie ne se servait de son rôle que pour voir, que pour adorer de plus en plus le prince de Danemark. Elle est si malheureuse de la dureté, des infortunes et du délire d’Amleth, qu’elle-même finit par être plus folle que lui, folle d’amour et de désespoir. Elle se pare comme pour ses noces, elle s’enguirlande de fleurs et elle glisse en chantant sur les flots, puis sous les flots. « J’aimais Ophélie, » s’écrie trop tard Amleth. La mort châtie alors Fengon, le fratricide et le régicide, comme elle avait châtié le courtisan dont il avait fait un espion, mais elle épargne Géruthe, le frère d’Ophélie et Amleth lui-même. Le prince Amleth est roi par sa vengeance.

Telle est la légende primitive ; telle à peu près la recueillit Saxon le Grammairien, en 1180. Telle à peu près aussi l’emprunta, en 1560, au chroniqueur, notre vieux conteur Belleforest. Le récit de Belleforest ayant été traduit en anglais, Shakspeare s’en inspira. Il découvrit sous ces vulgaires origines sa tragédie d’Hamlet, il l’en tira comme une pierre précieuse de la mine, et il l’enchâssa pour toujours dans le nom du Danemark.


Cependant nous sommes au 19 octobre. Aujourd’hui la bise a rugi en soufflant. Je l’ai sentie à mon retour d’une promenade dans la forêt et au bord de la mer. J’ai eu à la poitrine et à la gorge comme une morsure de bête féroce. C’est un avertissement et un conseil.

Les hêtres et les autres arbres, aux branches desquels s’empourpre encore le soleil froid, se dépouillent et se flétrissent vite dans des colorations décroissantes. Des nuages lourds sur lesquels des armées appuieraient le pied, tant ils sont solides, s’amoncellent avec une pesanteur formidable. Des vents glacés passent et vous entament au larynx comme des blessures. Ce beau pays va s’ensevelir dans la poésie des Eddas qu’on ne comprend bien qu’ici.

C’est le moment de s’éloigner, de céder la place aux ombres mythologiques. L’été et l’automne aux voyageurs, toutes les saisons aux nifflungs, aux walkyries, aux héros, aux dieux, aux fantômes du Walhalla et aux Scandinaves aguerris !

Les deux derniers mots que je prononcerai sont : Hamlet et Elseneur ! J’ai respiré l’air, tiède alors, du prince de Danemark ; je me suis promené dans ses jardins, dans les jardins d’Hamlet. J’ai lu la tragédie de Shakspeare près du tertre dont la tradition fait le tombeau du prince danois, et pendant ma lecture, tandis qu’une mouette voltigeait autour de moi, j’ai vu de ce tombeau, se cou-