Page:Le Tour du monde - 05.djvu/184

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avec mépris. Conduis-moi vers lui. » Le renard, plus mort que vif, se décide à obéir.

« Ils arrivent à une clairière où un homme chassait : « Voilà le fils de l’homme, dit le renard, qui s’efface derrière les talons de son roi. — Quelle singulière bête ! dit le lion pensif. Il a une peau de plusieurs couleurs, et il marche à deux pieds avec un bâton, comme un macaque. Va lui dire de me rendre hommage ou de se préparer à combattre. — C’est inutile, monseigneur : le voici qui vient à nous. » L’homme, en effet, ayant vu le lion qui avançait au pas, marchait à lui, et arrivé à portée, il épaula son fusil et tira. « Le fils de l’homme crache dur, » dit le lion gravement en secouant la tête, où la balle avait porté en plein front, et il s’avança encore. Le chasseur, à demi portée, tira un second coup. « Décidément, dit le lion soucieux, le fils de l’homme crache trop dur ! — Ce n’est rien, seigneur, dit le pauvre renard ; remarque bien qu’il ne t’a encore montré que le petit bout de son bâton ; c’est quand il te montrera le gros bout que tu le connaîtras ! — Comment, il se sert du gros bout ! dit le roi abasourdi. Ah ! sur mon âme, j’en ai assez ! Allons-nous-en ! »

Il ne tient qu’à moi de dire à mes lecteurs que ceci est une légende arabe, et que je la tiens de mon chamelier Ahmed-en-Nour, aussi fauve de peau qu’un lion. Je trouve plus simple de dire la pure vérité : savoir, que c’est un petit conte de chasseur bas breton que m’a narré mon frère, un Nemrod armoricain.

Ouad-Tchelayé. — Dessin de Karl Girardet d’après M. Lejean.

Tout en rêvant je voyais la savane se raviner peu à peu comme à l’approche d’un bas-fond. D’immenses troupeaux suivaient notre droite d’un pas accéléré que la soif précipitait de plus en plus. Mes chameliers, joyeux, me criaient harouf ! harouf ! avec un geste facile à traduire ainsi : « Si vous voulez que nous vous regardions comme un égal des khalifes à la main ouverte, vous allez nous payer un mouton. » Je dis oui, J… en dit autant, et l’assistance répéta comme un feu de file : Taïb, taïb, taïb ! (C’est bien !) Au même instant, nos chameaux s’agenouillaient au pied des maigres acacias qui bordent l’Atbara, et nous achetions un mouton pour une quinzaine de piastres (4 fr.). Nous comprîmes que l’on avait un peu voulu nous surfaire la bête et exploiter notre ignorance, car un jeune nègre, commis de Ghirghis, nous prit sous sa protection et réussit, après une terrible dépense d’injures de haut goût, à obtenir un prix raisonnable. Ce n’est pas à Khartoum qu’un nègre aurait pu traiter ainsi des fils du Prophète et dire à pleine voix : El Arab baktâl ! « Les Arabes, c’est de la canaille ! » Mais Ismaël n’était pas le premier nègre venu : il était presque riche, il avait un anteri, un gilet brodé de soie, et quel gilet !

Pendant que le rôt cuisait, j’allai avec J… prendre un bain à l’Atbara, au gué de Guergaf. Le premier aspect du grand fleuve nubo-abyssin m’en fit un peu rabattre[1]. Je vis un ruisseau d’un pied de profondeur moyenne, roulant sur des cailloux bleus une eau assez limpide, bien qu’un peu verdâtre, et dont l’exiguïté contrastait avec un lit plus large que la Marne au pont de Charanton. De basses collines qui ferment l’horizon à l’ouest ne relèvent guère le paysage. Comme je cher-

  1. Nous avons publié une vue de Guergaf d’après un dessin de G. Lejean, tome III, livraison 64, page 144.