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Le carnaval d’Athènes. — Fêtes du carême. — Le prince Adalbert de Bavière et le duc de Leuchtemberg. — Anniversaire de l’indépendance. — Théâtre.

On retrouve partout en Grèce des réminiscences païennes, dans les cérémonies nuptiales ou funèbres et jusque dans les usages les plus humbles de la famille. Caron intervient à chaque instant dans les chants populaires et le dieu des jardins préside toujours aux plantations, mais il est impossible de trouver dans les réjouissances du carnaval rien de la gaieté antique. Le carnaval d’Athènes n’est pas autre que celui des boulevards de Paris ; la seule différence est que ces tranquilles saturnales se passent de la surveillance de la police. Quant aux bals publics qui accompagnent ces fêtes, la comparaison est tout à l’avantage des Parisiens. Je n’ai rien vu de plus lugubre que le bal masqué du théâtre royal ; il y avait bien là, mêlé à quelques rares masques autochtones, deux matelots anglais qui gigotaient à perdre haleine ; mais ces Anglais sont tellement égoïstes que rien de leur joie intérieure ne transpire sur les muscles impassibles de leur physionomie. La présence d’un seul Français eût bien changé tout cela : Je me souviens avoir vu deux de mes compatriotes faire faire à une grave assemblée de Néerlandais des cabrioles qu’ils durent sincèrement regretter le lendemain, mais à l’électricité desquelles ils ne purent résister dans le moment.

Le carnaval ne commence à s’égayer à Athènes qu’au moment de sa mort, le premier jour du carême. Chaque année le clergé condamne cette fête, mais chaque année elle se fait malgré condamnation. Elle se tient dans un des plus beaux lieux du monde, entre le Stade et l’Arc d’Adrien, au pied du temple de Jupiter Olympien, en face de l’Acropole. Les longs replis de la chaîne des danseurs se déroulent au bruit de la lyre et du tambour, et après la danse on inaugure le carême par un maigre repas d’olives, de caviar et de grains de maïs grillés. Ce jeûne, que les Grecs observent avec scrupule, fait honneur à leur estomac et à la fermeté de leurs croyances.

Quelque peu éclairées, du reste, que soient ces dernières, elles sont imposantes dans leurs manifestations et rien n’est plus solennel que la résurrection du Christ, le dernier acte du grand drame chrétien représenté en plein air à la lueur des flambeaux. Bien loin des exhibitions somptueuses du catholicisme, ce spectacle n’est beau et saisissant que par l’attitude du peuple, attiré là non par une curiosité frivole, mais par la ferveur de la foi.

Il ne faut pas oublier qu’en Grèce l’idée religieuse est liée à l’idée politique, que c’est derrière la croix que s’est levée l’insurrection, et que c’est par elle qu’elle a vaincu. Malheureusement cette religion est ignorante au suprême degré.

« Tant que les Turcs auront un pied en Europe, me disait l’archimandrite D…, nous ne combattrons ni l’ignorance du clergé ni la superstition du peuple. Nous craindrions d’affaiblir la religion en la purgeant. »

L’indépendance de tout un peuple est sans doute chose très-respectable : mais comment pourrait-elle être compromise par l’instruction et la moralisation de ceux qui enseignent la religion et la morale[1] ? Si le clergé de la Grèce libre voulait prendre un sage parti il effacerait de la Constitution cet article : La religion orthodoxe est la religion dominante : toutes les autres religions sont tolérées, mais le prosélytisme et toute opposition à la religion dominante sont défendus.

Mais il n’entend pas réforme sur cet article pas plus que sur le suivant : (Art. 37.) Il faut que le successeur au trône soit de la religion orthodoxe. Aussi, quand au mois de mars 1858 débarqua le prince Adalbert de Bavière, ce fut une ardente polémique dans tous les journaux, et voici pourquoi : depuis la renonciation de son frère Luitpold, le prince Adalbert, dernier frère du roi Othon, a droit à la succession royale en Grèce, pourvu qu’il veuille changer de religion.

La Grèce veut un roi orthodoxe : elle a ses raisons, et je ne les discuterai pas. Bien que les négociations pour garantir l’indépendance du nouveau royaume n’aient pas duré moins de quatre années, et que pendant ces quatre années on ait tout discuté, tout soupesé avec un extrême scrupule, on a négligé cette importante question ; faute d’un protocole, toutes les combinaisons si longuement méditées peuvent être demain réduites à néant par l’article 40 de la Constitution qui laisse la nation libre de choisir son souverain si les princes de Bavière ne souscrivent pas aux conditions imposées par l’article 37. Le roi de Bavière en acceptant pour son fils, avait bien promis qu’il serait baptisé selon le rite orthodoxe au moment de son avénement, mais cette promesse ne fut pas inscrite au traité, et seulement communiquée aux trois puissances signataires de l’acte de 1832. La Grèce garda donc son roi catholique jusqu’en 1843, époque à laquelle la Constitution s’empressa de promulguer l’article 37.

Le roi consentit pour ses enfants et fit des réserves à l’égard de ses frères. La Russie, l’Angleterre et la France reconnurent, en 1852, l’obligation imposée à l’héritier du trône, mais la question n’en était pas plus avancée. Luitpold renonçait, et le prince Adalbert qui a fait baptiser son fils selon le rite romain, ne semble pas pressé de se convertir à la foi orientale. La reine, qui désire l’avénement de quelqu’un des siens, voit sans déplaisir l’impopularité que cette hésitation fait aux princes de Bavière. En ces dernières années on a mis en avant un autre concurrent, le prince de Leuchtemberg, parent de la famille impériale des Napoléons ainsi que des maisons de Bavière et de Russie. De la part du prince il n’y a eu aucun signe manifeste de prétentions royales, mais ses partisans, qui vont vite, le marient déjà à une princesse d’Angleterre, et voient dans ce candidat apparenté chez tous les protecteurs de la Grèce, un gage indubitable de bonne entente avec tout le monde.

Le prince Adalbert de Bavière a fait à Athènes un assez long séjour : c’est un fils de la blonde Allemagne, grand, gros, d’apparence lymphatique. Il a assisté aux fêtes de

  1. Voy. pour la constitution du clergé grec, les livr. 33, 34 et 35 du Tour du monde, tome II. (Voyage au mont Athos, par M. A. Proust.)