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Francesco Foscari avait un fils, Jacomo Foscari, jeune homme aussi brave que beau et adoré du peuple. Dans les regata, comme dans les tournois, il était toujours vainqueur ; son rang, sa beauté, sa force et son adresse lui donnèrent droit de choisir parmi les filles patriciennes celle qui réunissait le plus de perfections ; il demanda la main d’une Contarini, et son mariage fut célébré en 1441 avec la pompe digne d’un fils de roi.

La place Saint-Marc fut convertie en arène, et pendant dix jours des fêtes splendides y réunirent plus de quarante mille personnes. La nuit, des milliers de flambeaux de cire blanche illuminaient la place, afin qu’il n’y eût pas d’interruption dans les réjouissances. Le vieux doge Foscari, placé sur une estrade, ayant près de lui la nouvelle épouse et les principales dames vénitiennes, assistait aux exercices et au tournoi. Les jeunes patriciens prirent les armes et les noms des principaux héros des croisades ; Jacomo Foscari combattit sous l’armure de Godefroy de Bouillon, et fut vainqueur du marquis d’Este, accouru de Ferrare pour prendre part à ces luttes. La chronique raconte que le comte Francesco Sforza, depuis duc de Milan, et les grandes dames vénitiennes, y apparurent vêtus de drap d’or, ce qui, à cette époque, était d’un luxe inouï.

Quelques années après ce mariage fêté si magnifiquement, Francesco Foscari étant toujours doge, son fils, Jacomo, fut accusé d’avoir reçu de Philippo Visconti, duc de Milan, des cadeaux et de l’argent, crime prévu par la législation de l’État, et qui non-seulement devait être puni des peines les plus sévères, mais de plus dégradait tout dignitaire qui avait ainsi violé une des lois rigoureuses de la République.

Ce fut le père qui dut présider le tribunal devant lequel comparaissait son fils ; ce fut le père qui ordonna et assista aux tortures de la question qui lui fut appliquée sans miséricorde ; et ce fut lui encore qui, dans la salle du Conseil, assis sous le dais et sur le trône du doge, entouré des terribles Dix, prononça la condamnation au bannissement perpétuel. L’arrêt daté du 20 février 1444 assignait à Jacques Foscari Naples de Romanie pour lieu d’exil. Plus tard, il lui fut permis de venir habiter Trévise, avec l’obligation de se montrer chaque jour au gouverneur de la ville. Mais ce voisinage de Venise fut la cause de sa perte. Un membre du Conseil des Dix ayant été assassiné, ce fut lui qu’on accusa de ce nouveau crime. On avait vu, disait-on, rôder un des valets de J. Foscari dans la ville, et quoique cet homme arrêté et mis à la torture ne fît aucun aveu, on n’en persista pas moins à le croire coupable de cet assassinat. J. Foscari fut de nouveau soumis à la question la plus douloureuse. Il ne cessa, au milieu des plus vives souffrances, d’attester son innocence ; mais le Conseil inflexible, ne voulant pas se reconnaître coupable en le déclarant innocent, l’accusa de magie, et il fut exilé à Cannée, place forte de l’île de Candie. Dans la tristesse de ce lointain exil, il eut l’imprudence d’écrire au duc de Milan pour le prier de s’intéresser à son sort ; cette lettre, confiée à des mains infidèles, fut ravie par un espion des Dix attaché à ses pas proscrits, et remise au tribunal de Venise.

Aux yeux des chefs jaloux de l’honneur de la République, c’était un nouveau crime que de réclamer la protection d’un prince étranger, et une galère alla chercher cet infortuné accusé pour la troisième fois de trahison. François Foscari était toujours le chef apparent de l’État, et pour la troisième fois il fut obligé d’approuver la sentence et d’assister à la torture. Cette fois, J. Foscari fut soumis à l’estrapade. Ce malheureux père ne put même pas faire observer que la faute de son fils étant avérée et avouée, la torture devenait une cruauté sans but et par conséquent sans excuse. Les juges, implacables interprètes de cette justice de terreur, semblaient heureux de forcer un père à sacrifier ses sentiments à l’intérêt de la patrie.

Une année de prison fut ajoutée à la sentence d’exil ; mais, par considération pour le chef de l’État, il fut accordé au condamné la permission de voir sa famille avant d’être enfermé. Cette entrevue se fit en présence des juges, ou pour mieux dire des bourreaux, qui voulurent surveiller jusqu’au dernier instant leurs deux victimes.

La jeune femme de cet infortuné, la dogaresse sa mère, infirme et désolée, furent amenées sur son passage et embrassèrent pour la dernière fois cet époux, ce fils brisé par la torture, qui ne se soutenait sur ses jambes disloquées qu’avec l’aide des bourreaux.

Le vieux doge, surveillé par les inquisiteurs, eut la force de repousser les supplications d’un fils qui le priait à genoux d’adoucir ses maux : « Mon fils, lui dit-il, respectez votre arrêt et obéissez sans murmures à la République. »

Foscari fut embarqué de suite pour Candie. Quelque temps après, on découvrit l’assassin du membre du Conseil des Dix, et l’innocence du jeune Foscari fut reconnue, mais trop tard : l’infortuné venait de mourir en prison.

Quel gouvernement que celui où le chef principal, sous le manteau de la puissance, cachait un esclavage plus complet que celui du dernier citoyen de la ville ; où le père révolté jusqu’au fond de ses entrailles était forcé par un patriotisme sauvage de condamner le fils innocent qu’un pouvoir caché lui ordonnait de trouver coupable ! Les plus fiers Romains ne poussèrent jamais jusque-là le stoïcisme républicain. On vit des pères condamner à la mort leurs fils coupables ; mais les condamner innocents, par respect pour la susceptibilité d’un gouvernement ombrageux, c’est du courage bien voisin de la lâcheté.

Après ces cruels événements, Foscari, déjà vieux et fatigué surtout d’une autorité qui lui imposait des devoirs si cruels, offrit à deux reprises sa démission qui fut refusée.

Il se savait entouré d’ennemis ; déjà, au milieu d’une fête qu’il donnait dans son palais, il avait été frappé par un assassin appartenant à une noble famille dont le nom n’est pas encore éteint aujourd’hui. Bien que le coupable fût regardé comme fou, on le mit à la torture et on le condamna à mort, malgré les supplications du doge qui, blessé légèrement, demandait sa grâce. Il fut obligé, du haut du balcon, d’assister à cette exécution qui