Page:Le Tour du monde - 06.djvu/288

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condition de pongo. Ces accès d’humilité sont fréquents dans la caste indienne, et je ne m’en étonnai pas ; le but que je m’étais proposé d’atteindre, et que j’avais atteint en partie, réclamait d’ailleurs toute mon attention. Je répondis donc au maître de poste, qui avait saisi la frange de mon poncho et, les yeux écarquillés et les narines frémissantes, attendait l’arrêt miséricordieux ou vengeur que j’allais prononcer sur lui :

« Je crois t’avoir dit que mon ventre était creux et que mon estomac battait la chamade ; comme tu dois avoir quelques provisions, tu vas me préparer un chupé aussi succulent que possible ; tu feras donner du fourrage sec à mes mules, et demain, avant de partir, je réglerai ce petit compte. Quant au général L…, ne te fatigue pas plus longtemps l’esprit à lui chercher une surprise, deux lignes que je te laisserai et que tu lui remettras au débotté te dispenseront à son égard de toute réception officielle. » Le maître de poste lâcha la frange de mon poncho et tomba sur le derrière, épouvanté de joie.

Les apprêts d’un souper à la poste d’Aguas Calientes.

« Ô tayta, me dit-il d’une voix caressante, bon petit père…, si tu savais quelle reconnaissance…

— C’est bien, mon enfant, répliquai-je, mais laisse là ta reconnaissance qui ne met pas un oignon de plus dans la soupe et occupe-toi bien vite de la préparation de mon chupé. »

L’homme se leva prestement et dit quelques mot aux commères, que ce dialogue avait intéressées au dernier point. En un clin d’œil la poste fut sens dessus dessous. Chacun courait deçà et delà, en quête d’animaux domestiques. J’entendis le cri d’angoisse d’une poule à laquelle on tordait le cou ; ce cri fut suivi du grognement aigu d’un cochon d’Inde qu’une matrone avait saisi par le train de derrière et auquel elle rompait les vertèbres dorsales.

Un demi-sac de crottin de lama venait d’être ajouté aux braises du foyer ; tout prenait autour de moi un air de joie, de fête et d’abondance. Quel est donc le moraliste stupide, pensai-je, qui a dit que la peur annihilait les forces de l’homme et obscurcissait son entendement ? La peur, au contraire, doit raviver son intelligence et surexciter ses facultés physiques, car voilà un maître de poste qui se démène comme un diable dans un bénitier.

Paul Marcoy.

(La suite au prochain volume.)