Page:Le Tour du monde - 06.djvu/348

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naire, étaient impatientes de s’élancer avant que les victimes fussent accrochées au gancho. Elles partirent enfin à fond de train, excitées par de vigoureux coups de fouet, et guidées à droite et à gauche par deux muchachos qui les dirigeaient à grand-peine en se suspendant à leurs brides ; puis on les vit reparaître autant de fois qu’il restait de corps à élever.

Pendant l’entracte, — si on peut donner ce nom à l’intervalle de quelques minutes qui sépare la mort d’un taureau de la sortie du suivant, — les narangeros recommencèrent à distribuer leurs oranges, et les marchands d’orchata de chuchas ne purent suffire a étancher la soif des Valenciens assis aux tendidos ; des garçons de service nivelèrent le sol de l’arène, tandis que d’autres couvraient de sable quelques mares qui indiquaient la place des chevaux enlevés.

Ainsi qu’on vient de le voir, la lutte contre chaque taureau peut se diviser en trois parties bien distinctes, ou, si l’on veut, en trois actes : dans le premier, les picadores remplissent le rôle principal ; le second est consacré aux exercices des banderilleros ; quant au troisième, il est rempli par le diestro, l’habile par excellence, dont l’épée termine invariablement le drame par la mort du taureau. On consacre à chaque taureau un quart d’heure ou vingt minutes au plus, ce qui donne environ deux heures et demie pour la durée totale d’une course de huit taureaux.

La première fois qu’un étranger assiste à ces sanglants exercices, il est rare qu’il puisse se défendre d’une certaine émotion : un de nous ne put s’empêcher de pâlir à la première vue du sang, et fut obligé d’avaler un grand verre d’eau glacée pour se remettre. Quant aux Espagnols, généralement habitués à voir des combats de taureaux dès leur enfance, ils assistent à ce spectacle comme à un drame quelconque ; on y voit un assez grand nombre de femmes et de jeunes filles, et il nous est arrivé bien des fois d’y apercevoir une mère allaitant son enfant.

L’arène étant déblayée, l’orchestre fut subitement interrompu par la fanfare criarde des clairons et le roulement sourd des tamboriles ; la porte du toril s’ouvrit avec fracas, et le second taureau, annoncé sous le nom de Cuquillo (le coucou), fit son entrée dans le redondel. Le coucou ne plut guère, à première vue, aux aficionados, nos voisins ; sa démarche un peu lourde n’annonçait pas un de ces taureaux qu’on appelle boyantes, claros, sencillos, c’est-à-dire francs et intrépides ; il alla flairer successivement les deux picadores, qui lui administrèrent chacun un vigoureux coup de pique, sans qu’il parût se soucier de venger ces affronts : puis il se retira d’un air penaud à l’autre extrémité du cirque, où les chulos allèrent le relancer à grand renfort de capes. C’était décidément un taureau cobardo, blando, lâche et mou, et de plus querenciado. Ce dernier mot demande une explication particulière, Presque tous les taureaux affectionnent un endroit quelconque de l’arène et y reviennent de préférence, soit qu’ils refusent le combat, soit qu’ils veulent seulement jouir d’un instant de trêve ; ceux qui abusent de la querencia qu’ils ont choisie sont flétris du nom de querenciados — le coucou était un de ceux-là. Cependant après avoir reçu avec résignation un certain nombre de puyazos de la main des picadores, il s’anima un instant et finit par leur tuer deux chevaux ; mais, glorieux sans doute de ce bel exploit, il parut décidé à se reposer sur ses lauriers ; aussi, dès que le clairon annonça qu’il était temps de poser les banderillas, les cris de fuego ! fuego ! (le feu) retentirent de toutes parts. Les banderilles de fuego étaient demandées au président de la place, qui les accorda aussitôt. Voici en quoi consiste le perfectionnement apporté à ces flèches de bois que nous avons déjà décrites : au lieu de papier frisé, elles sont garnies de différentes pièces d’artifices, disposées de manière à s’enflammer au moment où le fer pénètre dans la peau de l’animal.

Le malheureux Cuquillo reçut ses deux premières banderillas de fuego des mains du Gordito ; à peine étaient-elles posées, qu’une longue traînée de feu siffla le long de ses flancs et fut bientôt suivie de l’explosion de plusieurs de ces bruyants pétards qu’on appelle des marrons ; deux autres banderillas de feu ne tardèrent pas à prendre place à côté des premières, et furent encore suivies d’une troisième paire ; l’animal beuglait en tournant sur lui-même, partait au galop, puis s’arrêtait pour repartir de nouveau, furieux d’être en même temps écorché par le fer, grillé par la poudre et étourdi par le bruit ; cela n’empêcha pas un des banderilleros de vouloir lui poser une quatrième paire ; mais une seule banderille le toucha, et en touchant à terre éclata sous son ventre, ce qui mit le comble à sa rage. On sonna enfin la mort, et le sobresaliente, c’est-à-dire l’espada remplaçant, l’espada doublure, après avoir prononcé son brindis devant le président et jeté sa montera en l’air, se prépara à tuer le taureau. Après plusieurs pases de muleta, il lui fit quelques pinchazos, ou piqûres, dont une ayant porté sur un os, faussa son épée, ce qui souleva quelques murmures de mécontentement parmi les amateurs les plus sévères ; sans se déconcerter, le sobresaliente redressa du bout de son pied la lame dont il avait appuyé la pointe sur la terre, et donna au Cuquillo une estocade plus heureuse, qui ne tarda pas à lui faire rendre le sang ; bientôt le cachetero apparut de nouveau et recommença son office de bourreau ; puis les mules vinrent, suivant le cérémonial obligé, enlever les chevaux et le taureau.

Sans vouloir passer en revue tous les incidents qui se produisirent pendant le reste de la course, nous en signalerons quelques-uns qui méritent d’être rapportés : ce fut d’abord la réapparition inattendue du picador Calderon qui, on se le rappelle, avait été emporté sans connaissance dès le commencement de la course. Il semble vraiment que les picadores ne soient pas faits de la même étoffe que les autres hommes : ils sont tellement habitués à recevoir à chaque instant des coups et des horions, qu’ils paraissent insensibles aux chutes les plus formidables. La moitié de la figure de Calderon disparaissait sous un bandeau qui soutenait les compresses