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La rive droite, jusqu’ici fort plate, s’accentue à son tour ; Les derniers contre-forts des Alpes Rhétiques qui courent entre l’Isar et l’Inn viennent y mourir en tombant dans le Danube, dont ils resserrent le cours. Aussi n’a-t-on pu, en 1825, ouvrir une route le long de la rive qu’en coupant le flanc de la montagne. En souvenir de ces travaux d’Hercule, on y a taillé en plein roc un lion colossal.

Nous sommes à l’entrée d’une vallée magnifique et sauvage où le Danube s’enferme jusqu’aux approches de Vienne, et qui défie toute description. J’ai vu l’Elbe et la Suisse saxonne, le Rhin et ses bords tant vantés, de Mayence à Bingen et de Bingen à Coblentz ; c’est moins beau. Mais la mode mène là et ne conduit personne ici.

Cette vallée s’élargit cependant en de certains points. Ainsi au-dessous de Neuhaus, une heure avant d’arriver à Lintz, puis à quelque distance en aval de cette ville jusqu’à Wallsee, enfin de Krems jusqu’à Vienne, les montagnes s’écartent de la rive, le fleuve coule plus lentement et contourne des îles qui le divisent en plusieurs bras. Cette succession de sites différents offre un charme de plus. L’œil, comme l’esprit, se fatigue d’une beauté toujours la même, et l’ennui naîtrait, en voyage, comme en poésie, de l’uniformité.

Aux endroits où la vallée se resserre, à ceux aussi où la gorge finit, il arrive souvent que les rochers de la rive traversent le fleuve. Ils s’abaissent assez pour que les eaux passent par-dessus eux, excepté quelques orgueilleux qui, comme il s’en trouve partout, lèvent leur tête plus haut. Ce sont les rapides du fleuve ; on les redoutait beaucoup autrefois ; la poudre aidant, on se rit d’eux aujourd’hui. Ils ne font plus que procurer le plaisir d’une légère émotion. Nous venons de rencontrer le premier, c’est celui de Vilshofen, dont je vous ai parlé tout à l’heure.

Passau, la dernière ville de la Bavière sur la rive droite du Danube, réunit deux avantages qui ne se rencontrent pas toujours en même temps : elle est à la fois, pour le soldat ou le politique, une position militaire, et, pour le peintre ou le poëte, un site ravissant au confluent de trois cours d’eau, dont deux comptent parmi les plus grands de l’Europe : le Danube, qui lui arrive de la forêt Noire ; l’Ils, qui descend des monts de Bohême, et l’Inn, qui lui vient du Tyrol. Tous trois se réunissent au pied du Georgenberg, qui porte fièrement une forteresse aujourd’hui peu redoutable, l’Oberhaus[1], et domine d’une hauteur de cent vingt mètres les fleuves, la ville et les trois faubourgs. On vante la vue dont on jouit à son sommet. J’aurais bien voulu y monter, mais le bateau ne s’arrête à Passau que quelques instants pour y déposer et y prendre voyageurs ou marchandises. Entre ceux qui partent se trouvent ceux que j’aurais voulu garder, mon savant et les deux fiancés.

Au confluent des trois fleuves, on me fait remarquer la nuance différente des eaux : celles de l’Ils, claires mais brunâtres comme toutes les sources qui ont filtré a travers les roches granitiques du Böhermerwald ; celles du Danube, qui, dans les jours de calme, sont d’un vert d’émeraude ; enfin les flots jaunes de l’Inn, qui, torrentueux et violent, ronge partout ses rives. La masse d’eau que l’Inn apporte est peut-être supérieure à celle du Danube ; elle est du moins plus large[2], mais ne vient pas de si loin. Grâce à l’Inn, le Danube emporte à la mer Noire toutes les eaux du Tyrol allemand et de la Suisse que le Rhin, le Rhône, le Tessin et l’Adige ne prennent pas pour la mer du Nord et la Méditerranée.

Admirable harmonie des choses ! sur la cime et les flancs des Alpes, au point culminant et au centre de l’Europe, se trouvent des neiges éternelles qui, réunies, formeraient une mer de glace ayant quatre cents lieues de superficie et parfois cinq à six cents pieds de profondeur. Cette mer sert de réservoir aux fleuves européens et cause en partie la fertilité d’une moitié de notre continent. L’été chaud qui, dans la plaine, tarirait les fleuves, dans la montagne fond le glacier, alimente les sources et envoie de l’eau aux rivières épuisées : c’est la nature morte qui donne la vie.

Passau est une des plus vieilles cités de l’Allemagne. Les Boies, ancêtres des Bavarois, et qui étaient une tribu gauloise, avaient construit un grand village sur la langue de terre au bout de laquelle l’Inn et le Danube se réunissent. Les Romains en firent un camp ou ils établirent des cohortes bataves (Batava castra) : de là le nom moderne. Quand Lorch eut été détruit, en 737, par les Avares, l’évêque de cette ville se réfugia à Passau et y installa son siége. C’est l’origine de la riche principauté ecclésiastique dont l’ancien campement des légions romaines fut la capitale. Toutes les églises qui s’élevèrent dans la vallée du Danube, de l’Inn à la Leitha, eurent Passau pour métropole, même celle de Vienne, qui ne fut érigée en évêché qu’en 1480 ; et jusqu’à l’empereur Joseph II, le grand révolutionnaire autrichien, l’évêque souverain de Passau posséda de nombreux domaines en Autriche.

C’est dans l’hôtel de la Poste que fut signée en 1552 la transaction de Passau, qui annonça au monde la ruine des ambitieuses espérances de Charles-Quint, la victoire du protestantisme et l’avénement prochain de la liberté de conscience. Cette petite ville a donc vu un des événements considérables de l’histoire générale du monde.

Passau, qui fut sécularisé en 1802 et donné à la Bavière, n’a que douze mille habitants ; mais bien que cette ville se trouve éloignée de tout chemin de fer, il est impossible que sa prospérité ne grandisse pas. La navigation à vapeur vient de s’établir sur l’Inn et sur la Salza, son affluent. Le 7 avril 1857, le Prince-Otto, de la force de cinquante chevaux, remonta de Braunau jusqu’à Salzbourg au milieu de l’enthousiasme des populations riveraines. Passau est donc l’entrepôt naturel non-seulement des produits du Tyrol, que l’Inn lui apporte, mais de ceux du riche pays de Salzbourg, que le chemin de fer de Munich à Lintz n’emportera pas tous.

Cette prospérité, toutefois, ne pourra aller bien loin, parce que la vallée de l’Inn est plus riche en beautés

  1. L’Oberhaus n’a qu’une garnison de cent cinquante hommes et le château n’est guère qu’une prison.
  2. Le pont de bois sur l’Inn a 760 pieds allemands (Füsse), celui qui est sur le Danube n’en mesure que 677. Le Füss = 324 millimètres, ce qui donne aux deux ponts 246 et 219 mètres.