Page:Le Tour du monde - 07.djvu/22

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elle, avec transport, la gigantesque beauté dont la vue l’avait charmé. L’Arménienne, aussi ambitieuse que rusée, s’empara de l’esprit d’Ibrahim, et bientôt la valideh consternée put s’apercevoir que son autorité souveraine était menacée. Kiosem laissa triompher l’Arménienne sans manifester ni envie ni colère, et rien ne parut de la haine qu’elle lui portait. Une après-midi elle envoya un de ses eunuques pour la prier de venir se divertir avec elle. L’Arménienne se rendit sans défiance à cette invitation, et suivie de quelques filles esclaves, passa dans l’appartement de la valideh, où plusieurs femmes du sérail réunies s’amusaient d’une naine difforme qu’elles excitaient à dire des bouffonneries. Cette pauvre créature alla au-devant de l’Arménienne avec des gestes d’étonnement et fit le tour de sa colossale personne en étendant ses petits bras comme pour l’escalader, ce qui fit rire toute l’assemblée.

Kiosem alla vers la favorite, et, la prenant par la main, l’emmena dans une autre chambre en s’excusant de l’impertinence de la naine ; un moment après elle disparut en disant qu’elle allait revenir. L’Arménienne s’étonna, et dit à un eunuque noir qui venait de fermer la porte : « Que signifie ceci ?… » Un glapissement clair se fit entendre, et la malheureuse reconnut la voix des muets qui venaient la faire mourir. « Oh ! mon sultan !… » s’écria-t-elle. L’eunuque ferma les yeux pour ne pas voir son agonie. Un moment après elle n’était plus, et l’eunuque, après avoir placé la victime sur le divan qui régnait autour de la chambre, alla dire à la valideh que tout était fini. Tout cela s’était passé en moins d’un quart d’heure, à côté de la salle où une centaine de femmes babillaient, fumaient le tchibouk et buvaient le caveh ; personne n’avait rien entendu. La valideh elle-même alla annoncer au padischa que sa favorite venir de mourir subitement. Très-affligé d’abord, il ne soupçonna pas comment avait fini la pauvre Arménienne, et bientôt se consola.

Sans doute il était écrit que les chefs de la religion auraient des filles dont la beauté ravirait le cœur des sultans ; comme l’infortuné Osman, son frère aîné, Ibrahim s’éprit de la fille du cheik-ul-islam, sur le portrait qu’on lui fit de toutes ses perfections. Il ne songea pas à l’épouser, mais après lui avoir fait proposer, sans succès, d’être sa première odalisque, il la fit enlever brutalement, la garda huit jours dans le harem impérial et la renvoya ensuite à son père. Cet acte de violence indigna tous les musulmans ; peu leur importait que le sublime empereur ravît à sa famille une fille grecque ou arménienne, le fait était arrivé plus d’une fois ; mais ils ne purent souffrir qu’il osât traiter ainsi une musulmane, une voilée, la fille du chef révéré de leur religion. Une formidable conspiration s’organisa ; elle eut pour adhérents principaux le kislar-aga, le cheik-ul-islam, et, qui l’eût pensé ! la valideh elle-même. Depuis longtemps la vieille princesse était mécontente d’Ibrahim ; il l’avait humiliée par des paroles amères qui lui faisaient pressentir la fin de son pouvoir, et elle avait conçu la pensée de le renvoyer dans son cafess pour mettre à sa place le chazadéh, un enfant de sept ans dont la minorité offrait une belle perspective à son ambition. La révolte commença dans les quartiers populeux qui avoisinent le port ; les janissaires montaient en tumulte vers le sérail, et les leventis (gens de mer) s’étant joints à eux, ils commirent de grands désordres et pénétrèrent dans la première cour du sérail. Cette multitude demandait qu’on lui livrât le grand vizir et quelques favoris subalternes. Les janissaires, excités par les agents de Kiosem, commençaient à attaquer l’entrée de la seconde cour. Le sultan les satisfit à demi en nommant un autre grand vizir et en leur laissant égorger quelques malheureux. Mais dès le lendemain ils revinrent plus nombreux et plus acharnés. Cette fois le cheik-ul-islam était avec eux et poursuivait ouvertement sa vengeance. Il venait de rendre un fetra où il déclarait au peuple qu’un sultan qui ne suivait pas la loi de Dieu était indigne de gouverner, et qu’il était déchu de sa toute-puissance. Ibrahim répondit à ce décret en donnant l’ordre de faire couper la tête au cheik-ul-islam. Mais l’insurrection triompha et envahit le sérail. Le bastandji-bachi, qui était du complot, se saisit alors d’Ibrahim et l’enferma dans une chambre voûtée avec deux vieilles esclaves qui prirent soin de lui. Tandis que ceci se passait, la valideh se tenait tranquille ; elle avait fait fermer toutes les portes du quartier des femmes ; les eunuques noirs étaient à leur poste, et elle attendait dans cet asile inviolable l’issue des événements. Mais quand elle apprit que les révoltés avaient pénétré dans la troisième cour, en proférant des menaces de mort, elle sortit de son appartement suivie seulement de deux esclaves dévoués. Couverte de son voile, elle s’avança au milieu de ces hommes furieux et parvint à les apaiser et à les gagner. Ils se retirèrent sans commettre aucune violence, et le lendemain Mahomet IV fut proclamé empereur. L’ordre se rétablit dans la ville impériale et dans le sérail, où il y eut deux sultanes valideh, la vieille Kiosem et la jeune Tarkhan. Ibrahim était étroitement gardé dans son cafess ; mais le cheik-ul-islam, qui redoutait une nouvelle révolution et ne voulait pas laisser échapper sa vengeance, se hâta de rendre un dernier fetra qui déclarait que le sultan Ibrahim méritait la mort pour avoir outragé les femmes et les filles de ses sujets. Ensuite il alla lui-même, avec les muets, dans la chambre voûtée où l’empereur déchu était enfermé, et il le fit étrangler sous ses yeux.

Les deux sultanes se hâtèrent d’envoyer dans le vieux sérail le nombre prodigieux de femmes qui avaient su plaire au sultan Ibrahim ; plus de trois cents odalisques allèrent le pleurer dans ce triste séjour. Lorsque le harem impérial fut débarrassé de ce superflu, la valideh Kiosem reprit l’autorité dont elle avait été quelque temps privée ; mais la jeune mère du padischa voulut avoir aussi sa part d’influence ; bientôt deux partis se formèrent ; Kiosem, plus habile, plus hardie, plus expérimentée, déjouait sans peine les trames de sa rivale et gouvernait le divan. Un jour cependant elle se fatigua de cette lutte, et médita le plan d’une nouvelle révolution qui eût mis à la place de Mahomet IV le petit prince