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qu’après en avoir délibéré mûrement. Jamais plat couvert, surprise, rareté, délectation gastronomique destinée à réveiller l’appétit blasé d’un despote ou à chatouiller les houppes nerveuses du palais d’un prélat, ne fut surveillé, combiné, coctionné avec plus d’amour, d’attention et de minutie, que le pot-au-feu vulgaire qui bouillait sous mes yeux. Le maître de poste s’était chargé de la friture. Comme Brillat-Savarin, il trouvait apparemment que l’art de frire est un art difficile, et n’avait voulu confier à personne le soin de tenir la queue de la poêle. Son cochon d’Inde, flambé, lavé, vidé, ouvert, englué de saindoux, saupoudré de piment moulu et aplati au moyen d’un pavé qu’il lui avait mis sur le ventre, n’attendait plus que l’instant d’être mis au feu et d’acquérir, par une cuisson vive, cette couleur dorée qui recommande l’animal à l’appréciation des gourmets péruviens.

Ce splendide souper me fut enfin servi, non sur une table, la poste n’en possédait pas, mais sur une mante de bayeta qu’on étendit à terre et devant laquelle je m’accroupis à la façon d’un tailleur sur son établi. Une cuiller de bois fut mise à ma disposition ; de fourchette, il n’en fut pas question, mais mes dix doigts en valaient bien une. Le maître de poste voulut me servir d’échanson. Un quart d’heure me suffit pour souper et dire mes grâces. Alors les spectateurs qui m’entouraient, m’ayant vu traîner mes pellons près du feu et comprenant que j’allais demander au sommeil la réhabilitation de mes forces, se retirèrent dans la pièce voisine en me souhaitant une digestion facile et une bonne nuit. Ñor Medina, sur un signe du maître de poste, s’était mêlé au cortége et l’avait suivi dans l’autre chambre, en laissant tomber derrière lui la peau de vache suspendue par sa queue, qui servait de portière. Bientôt un bruit de mâchoires et d’éclats de rire à la cantonade m’apprit que les serviteurs soupaient de la desserte du maître et prenaient un à-compte sur les joies futures du paradis. Le lendemain je fus sur pied d’assez bonne heure. Le maître de poste était déjà levé. Après lui avoir remis une douzaine de réaux, prix auquel j’évaluai mon souper et la provende de mes mules, je détachai de mon album une feuille blanche, et sur la déclaration itérative de l’individu qu’il ne savait lire aucune espèce d’écriture, j’adressai au général L… les lignes suivantes :

« Mon cher général,

« Le nommé Ignacio Muynas Tupayanchi, maître de poste d’Aguas-Calientes, s’était proposé, à l’exemple de ses concitoyens, de brûler un peu d’encens sur votre passage, quand je l’ai engagé à n’en rien faire, persuadé que j’étais qu’à l’heure où je griffonne ces lignes sur mon genou, vous êtes fatigué d’ovations, de harangues et de banquets officiels. Si donc vous ne trouvez à Aguas-Calientes ni tentures, ni banderoles, ni guirlandes de roseaux verts, n’en veuillez pas au susdit Ignacio, qui n’a fait que céder à une influence étrangère. Ce brave garçon vous dédommagera d’ailleurs, par sa cuisine, de quelques vains honneurs qu’il vous eût rendus. Il excelle dans la friture, et d’un cochon d’Inde vulgaire, il sait faire un manger des dieux ; c’est à ce titre de cuisinier que je vous le recommande, mon cher général, afin qu’en arrivant à Aguas-Calientes vous mettiez à l’essai le talent de son maître de poste, que je n’hésite pas à proclamer aussi bon friturier qu’il m’a paru bon citoyen et dévoué d’âme et de corps à la chose publique.

« Que sainte Rose, patronne du Pérou, veille sur vos jours et sur ceux des êtres qui vous sont chers. »

J’appris plus tard que le malheureux maître de poste, mis en réquisition par le général L… et son escorte, qui avaient pris ma recommandation au sérieux, avait tenu la queue de la poêle pendant dix-huit heures et frit un nombre fabuleux de cochons d’Inde qu’on avait recrutés dans les environs. Mais n’anticipons pas sur les événements.

À deux lieues d’Aguas-Calientes et après une descente peu sensible, mais continue, on arrive à Marangani, un pauvre village qui n’a d’autres titres à l’attention que sa situation à la confluence du Huilcamayo que nous avons vu sortir du lac de Sisaccocha sur le plateau de la Raya, et du ruisseau de Langui, issu de la lagune de ce nom. La température s’est un peu adoucie. Dans quelques anfractuosités de la montagne, à l’abri des vents et du froid, verdoient faiblement de petits carrés de pommes de terre, d’orge, d’avoine, de quinoa et l’oxalide appelé occa, que les Indiens mangent dans leurs chupés.

Un détail géographique et statistique à noter en passant, c’est que l’extrémité nord du plateau de la Raya est la borne frontière qui sépare la province de Lampa de la province de Canchis. Le village de Marangani appartient à cette dernière, une des plus minimes du Pérou. Sa surface est de 180 lieues carrées.

À trois lieues de Marangani, dans l’aire du Nord et sur la rive droite du Huilcamayo, s’élève Sicuani, que les chartes péruviennes qualifient de ville, mais qui n’est en réalité qu’un grand village aussi monotone que mal bâti. Sa population au temps des vice-rois était de 7500 âmes, aujourd’hui elle est à peine de 3000. Un hospice pour les deux sexes, qu’y avait fondé au dix-septième siècle le vice-roi, comte Gil de Lemos, a disparu de la terre avec son fondateur. Quant à la splendide lampe d’argent massif qu’on pouvait voir encore dans l’église de Sicuani au commencement de ce siècle, elle a été remplacée par une ignoble lampe de cuivre à trois becs. Un Espagnol du nom de Joaquin Vilafro l’avait offerte autrefois à la Vierge de Sicuani, non pas tant par dévotion à cette même Vierge que pour s’excuser, vis-à-vis de l’inquisition et du vice-roi, des grandes richesses qu’il avait retirées en très-peu de temps de la mine de Quimsachata, voisine des sources de l’Apurimac, excuse ou précaution qui ne l’empêcha pas d’être pendu par ordre à cause de ces mêmes richesses. La lampe de l’infortuné chapeton, après avoir fait longtemps l’ornement du chœur et l’admiration des fidèles, fut enlevée du lieu saint, portée à la monnaie et servit à fabriquer des piastres pendant la guerre des royalistes et des indépendants. C’est à Sicuani que le cacique Matheo Pumacahua, qui en 1781 avait livré Tupac-Amaru aux Espagnols, reçut, trente-quatre ans après, le prix de ses