Page:Le Tour du monde - 07.djvu/23

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Soliman, son frère, et envoyé dans le vieux sérail la valideh Tarkhan. Les pachas étaient gagnés ainsi que les chefs des janissaires ; tous les habitants de Constantinople, partisans dévoués de Kiosem, étaient en quelque sorte du complot. Mais la jeune valideh avait de nombreux adhérents dans le sérail ; le chef des eunuques blancs, Suleïman-Aga, les ichoglans, la plupart des grands dignitaires qui environnaient l’empereur et la vaillante cohorte des bastandjis, étaient prêts à la défendre. Kiosem résolut d’emmener secrètement hors du sérail le jeune Soliman, de le présenter au peuple dans la grande place de l’At-Meidan, tandis que les janissaires le proclameraient empereur. La nuit fixée pour l’exécution de ce complot était une des plus longues de l’année. Une heure après le coucher du soleil, les conjurés se réunirent dans la mosquée impériale, et l’aga des janissaires qui présidait cette assemblée tumultueuse fit avertir le grand vizir. Celui-ci accourut et feignit de donner son assentiment à toutes les mesures qu’on venait de prendre ; mais tandis que les délibérations continuaient, il sortit furtivement et courut au sérail. La porte qu’on nommait la porte de l’Oisellerie était restée ouverte par l’ordre de Kiosem ; il la fit fermer et doubla le nombre de gardes, ensuite il passa outre. Tout dormait déjà dans l’appartement de l’empereur, les pages et les eunuques blancs qui le gardaient la nuit étaient couchés à l’entrée de sa chambre. Le grand vizir fit éveiller aussitôt le salista-aga (porte-glaive), ainsi que le chef des eunuques blancs, et envoya au cheik-ul-islam l’ordre de se rendre au sérail ; en un moment la chambre impériale fut remplie de monde ; tous parlaient par signes ou à voix basse et ne faisaient pas le moindre bruit. Un eunuque alla éveiller la valideh Tarkhan et lui apprit ce qui se passait. Elle accourut aussitôt près de son fils, et, le prenant dans ses bras, elle lui dit tout en larmes : « Ah ! mon enfant ! nous allons mourir !… » Comme elle était couverte de son voile, quelques-uns crurent qu’elle était la sultane Kiosem et voulurent s’emparer d’elle ; mais elle découvrit son visage avec un geste de fierté, et, détournant la tête, elle se mit à essuyer les yeux du petit empereur qui pleurait appuyé sur son sein. Tout était tranquille dans le quartier des femmes ; mais on veillait encore dans l’appartement de la vieille sultane ; contre sa coutume, elle ne s’était pas couchée aussitôt après la cinquième prière, et, enveloppée dans ses fourrures de martre zibeline, elle se divertissait à écouter la musique et les chansons de ses femmes. Elle attendait ainsi l’heure de quitter le sérail avec son petit-fils Soliman ; dix mille janissaires étaient échelonnés le mousquet sur l’épaule et la mèche allumée le long du chemin qu’elle allait prendre.

Dans ce péril imminent, le grand vizir prit ses mesures avec un sang-froid et une présence d’esprit admirable. Un seul moyen de salut lui restait ; il résolut de l’employer et demanda au sultan de faire mourir la valideh Kiosem. Mahomet IV n’avait guère que neuf ans ; pourtant il comprit l’énormité de l’action qu’il allait faire, et il signa en frémissant le papier qu’on lui présentait. Le cheik-ul-islam légalisa aussitôt cette sentence, qui disait expressément que « la sultane Kiosem serait étranglée ; mais que son corps ne serait point brisé à force de coups, ni divisé en plusieurs parties. »

Le kislar-aga voulait charger de l’exécution des eunuques noirs ; mais les ichoglans furieux se précipitèrent en avant, l’ordre du sultan à la main, et osèrent pénétrer dans le quartier des femmes. Ils tuèrent quelques eunuques qui voulurent en défendre l’entrée et coururent à l’appartement de la valideh Kiosem. Toutes les lumières étaient éteintes et il y régnait le plus profond silence. On alluma des flambeaux, et les ichoglans commencèrent leurs recherches. En ouvrant la salle où, un moment auparavant, les esclaves chantaient et dansaient au son des instrument, ils aperçurent une vieille femme qui vint droit à eux, un long pistolet à la main, en s’écriant : « C’est moi qui suis la très-illustre sultane, agente du sublime empereur !… » Ils allaient la tuer ; mais le kislar-aga les arrêta ; cette pauvre femme était la folle de la valideh, et elle avait voulu sauver ainsi sa maîtresse. On trouva enfin Kiosem couchée au fond d’une grande armoire, sous un monceau de schalls de Perse. Un ichoglan la tira dehors par les pieds. Elle se leva promptement et jeta un coup d’œil autour d’elle. Selon sa coutume, elle était richement vêtue et portait à ses oreilles les magnifiques pendants qu’au temps de sa faveur lui avait donnés sultan Achmet. « Jeune homme de bonne mine, dit-elle à l’ichoglan, sois touché de pitié !… je te promets cent bourses… — Il ne s’agit pas de ta rançon, traîtresse ! » s’écria l’ichoglan en appelant ses compagnons. Elle tira alors de ses poches des poignées de sequins et les jeta sur le tapis, espérant sans doute gagner un peu de temps. En effet, quelques-uns s’arrêtèrent pour ramasser cette belle monnaie ; mais l’ichoglan qui s’était avancé le premier saisit au cou la vieille sultane et la renversa ; puis il commença à la dépouiller et les autres lui vinrent en aide. Un bastandji nommé Ali lui arracha ses pendants d’oreilles ; on lui ôta ses bijoux, ses superbes vêtement et jusqu’à ses babouches brodées de perles. Quand elle fut presque nue, ces misérables la traînèrent hors du quartier des femmes, et, l’ayant conduite assez loin du côté de l’Oisellerie, ils lui passèrent enfin une corde au cou pour la faire mourir. La valideh Kiosem, réduite à cette extrémité, ne s’abandonna pas encore ; la main de l’ichoglan qui serrait la corde, s’étant trouvée près de sa bouche, elle lui mordit le pouce si fortement, qu’il lâcha prise. Alors il lui donna, avec le pommeau de son poignard, un coup sur le front qui lui fit perdre connaissance ; elle resta sans souffle et sans mouvement : ils crurent tous qu’elle était morte. Mais, un moment après, elle reprit ses sens, et, relevant un peu la tête, elle jeta les yeux de tous côtés comme pour demander du secours. Ses bourreaux revinrent, et, cette fois, ils achevèrent de lui ôter la vie. Au jour naissant, le kislar-aga fit enlever ce corps, dont selon l’ordre du sultan, le sang n’avait pas coulé, et il le livra aux femmes et aux eunuques noirs, qui l’inhumèrent dans une des cours de la mosquée d’Achmet.