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la confidence près d’éclore. Je regardai l’homme du haut en bas et lui répondis :

« J’ai pris ce chemin pour des raisons particulières.

— Ah ! fit-il ; et où va monsieur de ce pas ?

— À Acopia.

— À Acopia ?

— À Acopia !

— Cela suffit. Dès que monsieur a des raisons particulières pour aller à Acopia, il est de mon devoir de me conformer à ces raisons et de le suivre. »

Il achevait à peine, que sa mule pirouettait sur les pierres glissantes, et dans les efforts qu’elle faisait pour garder l’équilibre, nous mouillait tous les deux des pieds à la tête.

Une aspersion dans la Cordillère n’est jamais agréable ; mais malgré l’impression glaciale que m’occasionna celle-ci, je ne pus m’empêcher de rire en voyant Ñor Medina, dont la bile était allumée, chercher querelle à sa monture et la qualifier de sans cœur et de propre à rien, injure à laquelle une mule est particulièrement sensible, soit parce qu’elle indique un certain mépris pour la bête, ou qu’on l’accompagne habituellement de quelques coups de bride.

Nous touchâmes à l’autre rive. Après nous être épongés de notre mieux, nous nous mîmes en marche, laissant à notre gauche Saint-Jean et sa lagune d’où sort un ruisseau qui se rend au Huilcamayo. Si, comme l’avait dit précédemment Ñor Medina, son devoir était de me suivre, je dois dire à sa louange qu’il le remplit, mais en mettant entre nous deux une distance de trente pas géométriques qui me fit comprendre qu’il boudait. L’arriero péruvien est éminemment susceptible. Un rien le choque ; il est froissé d’une vétille. Son humeur est un lac limpide qui se ride au moindre zéphyr. Le seul fait de passer d’une rive à l’autre du Huilcamayo sans prendre conseil de mon guide, avait suffi pour le blesser et l’indisposer contre moi. Par égard pour ma qualité de voyageur payant, je m’abstins de le rappeler près de moi et le laissai cheminer à sa guise. Nous arrivâmes à Acopia sans avoir échangé une parole.




QUATRIÈME ÉTAPE

D’ACOPIA À CUZCO.
Dissertation sur la province de Quispicanchi que le lecteur peut passer sans la lire. — Acopia, ses pseudo-ruines et ses tartes. — Une hospitalité compromettante. — Bibiana et Maria Salomé. — Qui prouve jusqu’à l’évidence que tous les hommes, égaux devant la mort, ne le sont pas devant les puces.

Le village d’Acopia appartient à la province de Quespicanchi ou Quispicanchi, selon l’orthographe adoptée par les statisticiens modernes et les rédacteurs du Calendario. Les limites de cette province sont assez indécises, le gouvernement péruvien n’ayant pas encore eu le temps d’y envoyer des géomètres et des arpenteurs chargés de ramener sa superficie au carré métrique. Tout ce que nous pouvons en dire, géographiquement parlant, c’est qu’elle est enclavée dans les provinces de Paucartampu, d’Urubamba, de Paruro, de Cotabamba, de Chumbihuilcas, de Canas y Canchis, qu’à l’est, au delà de la Cordillère orientale, elle comprend les vallées de Marcapata, d’Ayapata, d’Asaroma, et s’étend à travers des régions encore inexplorées jusqu’aux frontières de la Bolivie et du Brésil.

La population civilisée ou soi-disant telle de cet immense territoire s’élève à peine à quarante mille âmes. Quant aux tribus sauvages qui vivent au bord de ses fleuves ou sur la lisière de ses forêts, elles ne sont pas aussi nombreuses qu’on semble le croire en Europe. En général, les voyageurs qui ont traité de l’anthropologie américaine[1] ont singulièrement enflé le chiffre de la population de ses Peaux-Rouges. Cette exagération a deux causes qu’il importe de signaler. D’abord, l’amour-propre du voyageur qui tient toujours à prouver au public qu’après avoir entassé Pélion sur Ossa, il est parvenu à trouver l’eau qui chante et l’oiseau qui parle, vainement cherchés par ses devanciers ; ensuite, l’inexactitude calculée des notes et des documents fournis au même voyageur par les habitants du pays, lesquels, lorsqu’on les interroge sur leur compte, se gonflent aussitôt comme la grenouille de la fable, afin de donner d’eux-mêmes une plus haute idée. Vanitas vanitatum, omnia vanitas. Revenons à Quispicanchi, qui fut jadis le nom d’une nation et qui n’est plus aujourd’hui qu’un nom de province. Au milieu du onzième siècle, après que Manco-Capac, chef de la dynastie du Soleil, eut fondé Cuzco et fait de la cité naissante la capitale de son empire, la première croisade qu’il entreprit pour rallier au culte d’Hélios-Churi les tribus autochtones qui vivaient éparses dans la Cordillère fut celle de Collasuyu[2]. Les Quespicanchis, les Muynas, les Urcos, les Quehuares, les Cavinas et les Ayamarcas[3] occupaient alors dans cette direction un territoire d’environ cinq cents lieues carrées. Ces naturels accoururent à la voix de Manco, et ravis de la

  1. D’Orbigny, dans son œuvre intitulée L’homme américain, a gonflé à plaisir le total de ses chiffres et greffé sur le tronc ando-péruvien des rameaux inconnus. Ainsi les habitants du village d’Apolobamba dans la vallée orientale de ce nom, Indiens et Cholos de la Sierra pour la plupart, sont devenus sous sa plume la tribu des Apolistas ; des Cholos et métis de Paucartampu, il a fait la tribu des Paucartambinos ; des Chunchos (nom générique des sauvages au Pérou), une caste distincte, etc., etc.
  2. De suyu, direction, direction du Collao ou territoire des Indiens Collas. C’est une des quatre divisions primitives de l’empire, établies par Manco-Capac et correspondant aux quatre aires du Vent : chincha-suyu (nord), colla-suyu (sud), anti-suyu (est), cunti-suyu (ouest).
  3. Toutes ces tribus, parfaitement distinctes avant l’établissement des Incas, se mêlèrent et se confondirent sous le règne de ces derniers avec la grande famille Aymara-Quechua. Les villages de la Sierra, auxquels ces castes autochtones ont laissé leur nom, sont situés sur le territoire qu’elles occupaient au dixième siècle, avant l’apparition de Manco-Capac.