Page:Le Tour du monde - 07.djvu/236

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Devant ce morne pueblo que les gens du pays qualifient de bourgade, s’élèvent de chaque côté du chemin les pans d’une muraille en terre (tapia), haute de quelques pieds, ébréchée à son sommet et d’un joli ton de momie chauffé de bitume. Ces débris d’un mur de clôture qui date de vingt ans à peine, ont un faux air d’antiquité auquel un voyageur enthousiaste et novice pourrait se laisser prendre. Comme je ne suis ni novice ni enthousiaste, je ne m’y trompai pas et passai près des pseudo-ruines sans leur accorder un regard. Toute mon attention d’ailleurs était concentrée sur des pyramides de tartes, que deux Indiennes dont c’est là l’industrie avaient élevées sur des bancs de bois, à l’entrée du village et de façon à provoquer la gourmandise des passants. En mettant pied à terre devant les marchandes qui m’adressèrent simultanément ce doux sourire commercial, charme du serpent sur l’oiseau, que l’industriel jette à la pratique, je fis une réflexion : c’est que la route étant peu fréquentée, la pâtisserie locale que j’avais sous les yeux avait dû rester exposée pendant un mois ou deux aux injures de l’air. La couche de poussière qui la recouvrait et ce racornissement singulier que le temps fait subir aux choses, autorisaient en quelque sorte cette supposition ; mais un estomac affamé s’arrête-t-il à ces vétilles ! Sans daigner m’informer de l’époque précise à laquelle remontait la fabrication des susdites tartes, j’en achetai bien vite une demi-douzaine à raison d’un réal la pièce. J’époussetai une d’elles avec mon mouchoir et j’y mordis à belles dents. Deux bouchées passèrent sans encombre ; à la troisième bouchée, je m’arrêtai court. Un indéfinissable mélange de senteurs et de saveurs hétérogènes me soulevait le cœur. Machinalement, je fourrai les doigts dans la tarte et j’en retirai tour à tour des olives noires, des tranches d’oignon, de petits carrés de fromage et des feuilles de menthe. Tout cela était englué de caramel et de saindoux. J’eus le secret de mes nausées. Comme Ñor Medina avait pris les devants et trottait déjà dans le village, je ne pus le gratifier, de cette pâtisserie et regagner par ce moyen ses bonnes grâces. Pour m’en débarrasser, je la fis manger à ma mule, au grand scandale des deux marchandes qui me regardaient faire d’un air courroucé.

Marchandes de tartes, à Acopia.

Ce bel exploit accompli, je remontai sur la bête et me lançai à la poursuite de mon guide que j’eus bientôt rejoint. Alors, sans nous dire un seul mot, mais mus tous deux par la même pensée, celle du gîte et du souper, nous nous mîmes en quête d’une demeure hospitalière ou l’on consentît à nous héberger, Acopia n’ayant ni caravansérail, ni tampu, ni hôtellerie à offrir aux infortunés voyageurs. Nous tournâmes quelque temps autour des chaumières, les examinant de la base au faîte, sans parvenir à fixer notre choix. La plupart de ces demeures étaient singulièrement délabrées et la vermine devait y foisonner. Deux ou trois d’entre elles, qui se recommandaient par un chaume neuf et une couche de chaux passée sur leur façade, s’étaient brutalement fermées à notre approche. La situation devenait d’autant plus critique, que le jour allait nous manquer pour continuer nos recherches. Déjà le soleil avait disparu ; l’horizon se nuançait de teintes violettes ; des vapeurs s’élevaient lentement du sol et flottaient autour du village dont l’ombre estompait les contours. Jamais crépuscule ne m’avait semblé si lugubre.

Comme nous repassions pour la troisième fois dans une ruelle fangeuse, bordée d’un côté par des façades de chaumières, de l’autre par le mur d’un parc à moutons, une porte un peu vermoulue s’ouvrit discrètement et une femme tenant entre son pouce et son index un bout de chandelle, m’apparut comme la personnification de cette hospitalité tant cherchée. « Je n’irai pas plus loin, » pensai-je en arrêtant ma mule devant l’inconnue, qui répondit à mon salut par un charmant sourire. Cette femme me plut par son air bienveillant et sa propreté scrupuleuse. Ses cheveux étaient peignés avec soin et