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ou des habits qui, bien que manquant de boutons ou n’ayant parfois qu’un seul pan, les font reconnaître à première vue pour des représentants confectionneurs de nos modes françaises.

Les passementiers sont de pauvres diables qui marchent volontiers sans souliers et laissent voir leur chemise de toile écrue par les trous de leurs pantalons. Debout devant une boîte à volets posée sur deux tréteaux en figure d’X et qui rappelle ces caissons dits de saint Hubert sanctifiés par des trousses d’agnus Dei, de scapulaires, de chapelets et de médailles, ces passementiers vont tout le jour tissant à reculons des ganses ou des rubans, et faisant voltiger leurs bobines de soies diverses. Rien de curieux et de risible comme de voir ces ouvriers surpris par une brusque averse ; tous interrompent leur travail, cassent leurs fils, mêlent leurs trames, entrechoquent leurs bobines, et s’élancent avec des cris d’effroi vers le caisson aux marchandises, qu’ils transportent sous l’arcade d’une porte cochère en attendant que la pluie soit passée ; quand le ciel s’est rasséréné, le caisson est de nouveau placé sur ses tréteaux, les ouvriers s’alignent, et les bobines de recommencer leur manége.

Le massacre hebdomadaire des chiens de la cité par quatre assommeurs jurés de la police, de l’édilité ou de la voirie, nous ne savons au juste, constitue un spectacle à la fois grotesque et émouvant. Pour prévenir la trop grande multiplication de l’espèce canine, dont les représentants à Cuzco comme à Valparaiso errent dans la ville par troupes nombreuses, ces assommeurs, le lundi de chaque semaine, parcourent de bonne heure les rues de la cité ; deux d’entre eux tiennent les deux bouts d’une corde et vont rasant les murailles de chaque côté de la rue ; leurs compagnons les suivent, armés de porras ou gourdins à grosse tête. Tout chien qui traverse la rue en ce moment fatal est impitoyablement lancé en l’air au moyen de la corde et assommé à l’aide des porras. Entre onze heures et midi, ces victimes, de taille et de pelage variés, sont placées côte à côte sur les dalles du cabildo, où un vérificateur nommé à cet effet vient examiner leurs cadavres, ou plutôt en vérifier le chiffre. Le poil de ces chiens que les artistes peintres de Cuzco coupent avec l’autorisation du vérificateur et avant qu’on traîne les animaux aux gémonies, leur sert à se fabriquer des pinceaux.

Comme ce massacre hebdomadaire a lieu depuis bien des années, l’instinct des chiens développé outre mesure par le danger qui les menace le lundi, ressemble à la raison humaine. Une agitation singulière se manifeste dans leurs bandes dès le matin du jour fatal ; tous marchent lentement et cauteleusement, les yeux fixes, le nez au vent, les oreilles dressées, s’arrêtent en apercevant un groupe suspect, et détalent à fond de train si deux ou trois individus vêtus de ponchos se montrent au bout d’une rue ; la confiance des malheureux renaît avec l’aurore du mardi ; pendant tout le reste de la semaine ils oublient si bien que leur tête est proscrite, qu’il faut employer la canne ou le pied pour les déloger de la voie publique, où d’habitude ils dorment étendus.

Nous avons dit en commençant cette énumération des plaisirs que peut offrir Cuzco, que cette ville ne possédait ni théâtre, ni forum, ni gymnase ; mais au moment de la terminer, nous nous rappelons fort à propos qu’elle a une cancha de gallos, petit cirque d’environ trente pieds de circonférence, où des coqs, dressés à combattre, s’entre-déchirent et s’éborgnent à l’aide d’éperons d’acier dont leur tarse est armé. Tous ces coqs ont un nom et une généalogie en règle. Chaque dimanche, de trois heures à six, un public passionné fait queue à la porte de la cancha, dont le prix d’entrée est d’un réal d’argent par individu. Là, des combats à mort ont lieu entre les volatiles, que leurs propriétaires animent, exhortent, encouragent de la voix et du geste, et sur la valeur desquels ils établissent des paris souvent considérables, paris auxquels s’associe la galerie comme au jeu de la bouillotte ou de l’écarté. Des prud’hommes nommés à cet effet jugent des coups douteux et tranchent les difficultés qui s’élèvent entre les joueurs. Il arrive souvent que, malgré l’intervention toute conciliatrice de ces juges, des joueurs d’humeur difficile ou de mauvaise foi en viennent aux mains et s’assomment un peu, à la grande joie de la galerie, dont les goûts à demi barbares s’accommodent plus volontiers d’une lutte de gladiateurs que d’un combat de coqs.

Cette description de la cancha de gallos nous amène à parler de l’état des beaux-arts à Cuzco ; et comme la transition pourrait sembler un peu brusque au lecteur, nous lui apprendrons qu’à côté de la cancha susdite, le plus célèbre peintre de la ville avait de notre temps son atelier et son domicile (voy. p. 304). Cet artiste, que nous visitions avec assiduité et que nous avions surnommé le Raphaël de la cancha, nom qu’il doit porter encore à cette heure parmi nos amis, sera comme le trait d’union qui reliera nos appréciations passées à celles qui vont suivre.

Les églises et les couvents que les conquérants édifièrent dans les deux Amériques restèrent longtemps sans tableaux, par la raison que l’école de peinture espagnole, d’où devaient sortir un jour tant de chefs-d’œuvre, dormait encore dans ses limbes originelles. Ce ne fut que sous les règnes de Philippe III et de ses successeurs jusqu’à Charles IV, que des toiles de Moralès, de Ribeira, de Zurbara, de Vélasquez, d’Alonzo Cano, de Murillo et de leurs élèves furent envoyées dans le nouveau monde avec des œuvres de l’école flamande. La vue de ces tableaux éveilla chez quelques indigènes le goût de la peinture. Doués de cette faculté d’imitation que possèdent à un si haut degré les habitants du Céleste Empire, et qui consiste à salir ou trouer une toile, si l’original qu’ils copient a par hasard une tache ou un trou, ces fils du pays se mirent à l’œuvre et en arrivèrent avec le temps à une perfection de décalque qui, favorisée par l’obscurité des églises, a pu tromper beaucoup de voyageurs et leur faire prendre pour autant d’originaux inédits, des copies qui n’avaient d’autre mé-