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nous guida vers une grande yourte devant la porte de laquelle une lance était enfoncée en terre ; la moitié de la crinière d’un cheval flottait suspendue au-dessous de sa pointe brillante. Là se tenait un homme d’un extérieur respectable ; il prit les rênes de mon cheval, me donna la main pour descendre et m’introduisit dans la yourte.

C’était le sultan Baspasihan ; il me souhaita la bienvenue dans sa demeure. Homme de haute taille, au visage vermeil, vêtu d’un kalat de velours noir bordé de zibeline, il portait un châle cramoisi en guise de ceinture ; un chapeau rouge de forme conique et garni de peau de renard lui couvrait la tête ; la plume de hibou dont il était surmonté témoignait que le sultan descendait de Tchenkis-Khan ; il avait fait étendre sur le sol un tapis de Bokhara, sur lequel il me fit asseoir, après quoi il s’assit lui-même en face de moi. Je l’invitai à se mettre à mon côté, ce qu’il accepta avec une satisfaction évidente. Au bout de quelques minutes, deux jeunes garçons entrèrent, apportant du thé et des fruits. Ils étaient vêtus de kalats de soie rayée, coiffés de chapeaux de peau de renard et ceints de châles verts. C’étaient les fils du sultan. La sultane était absente, ayant été faire une visite à l’aoul d’un autre chef, éloigné de deux journées.

La yourte était très-vaste : d’un côté, des rideaux de soie servaient à isoler un coin servant de chambre à coucher, mais où il n’y avait pas de lit. Près de là un « bearcoote » ou puissant aigle noir était enchaîné sur un perchoir, en compagnie d’un faucon.

J’ai remarqué que toutes les personnes qui entraient dans la yourte se tenaient à une distance respectueuse du monarque emplumé. De l’autre côté étaient deux chevaux et deux agneaux enfermés dans une sorte de parc étroit. Il y avait derrière moi une pile de boîtes et de tapis de Bokhara, puis un grand sac à koumis soigneusement protégé par un voilock. Entre moi et la porte étaient assis huit ou dix Kirghis analysant chacun de mes actes avec une attention profonde ; en dehors de la porte, on distinguait un groupe de femmes dont les petits yeux noirs étaient ardemment fixés sur l’étranger. La conversation s’était engagée entre le sultan, un Cosaque et Tchuck-a-boi. Aux regards scrutateurs du sultan, je m’aperçus aussitôt que j’en étais l’objet. Ma jaquette de chasse, mes bottes longues et mon chapeau de feutre prêtaient à l’intérêt ; mais mon ceinturon et mes pistolets exerçaient surtout une vive attraction.

Le sultan désirait les examiner. Après avoir préalablement ôté les capsules, je lui en tendis un ; il le retourna dans tous les sens, regarda dans les canons. Cela ne le satisfit point ; il voulut les voir décharger, offrant un chevreau pour cible et s’imaginant probablement qu’une arme si courte ne produirait aucun effet. Je refusai son chevreau, mais, déchirant une feuille de mon album, je fis une marque au centre et je la donnai à un Cosaque ; celui-ci comprit mon intention, fendit l’extrémité d’un bâton, y inséra le morceau de papier, s’éloigna, et ficha le bâton en terre à une certaine distance. Le sultan se leva, et tout le monde quitta la tente ; je le suivis et me dirigeai vers la cible. Sachant que nous nous trouvions au milieu d’une horde sans frein ni loi, j’avais résolu de leur faire voir que ces petits instruments eux-mêmes étaient dangereux. Arrivé à quinze pas, je me retournai pour armer mon pistolet, puis ayant fait feu, je trouai le morceau de papier. Le sultan ainsi que ses gens étaient évidemment persuadés que c’était là un tour d’escamotage ; il dit quelque chose à son fils, qui aussitôt courut à la yourte et en rapporta à son père une coupe de bois d’origine chinoise ; elle fut placée à l’extrémité supérieure du même bâton, de la propre main du sultan, et quand il fut de retour à mon côté, je la traversai d’une balle. On examina le trou avec un grand soin ; un Kirghis se plaça la coupe sur la tête afin de voir si le trou marquerait sur son crâne. Ceci était assez significatif.

Les gens au milieu desquels nous nous trouvions inspiraient une terreur profonde à toutes les tribus environnantes. Bref, c’étaient des Outlaws en pleine révolte contre l’autorité de la Chine et qui vivaient de déprédations.

En jetant les yeux autour de moi, je vis qu’une bande de gaillards audacieux surveillaient mes mouvements ; je vis aussi que le mouton gras avait été tué, et que l’heure du repas allait venir.

Deux cuisiniers aux bras musculeux écumaient la chaudière bouillante ; d’autres préparatifs étaient en train ; tout alentour des groupes d’hommes, de femmes et d’enfants étaient assis en attendant la curée. Comme un banquet kirghis est un événement peu ordinaire pour un Européen, je vais essayer de décrire celui que m’offrit le sultan Baspasihan. Les convives étaient beaucoup trop nombreux pour qu’il pût avoir lieu dans la yourte du sultan. Un tapis de Bokhara fut étendu à l’entrée. Baspasihan m’y fit asseoir et prit place auprès de moi. On laissa un espace vide en face du sultan ; les invités s’assirent en cercle autour de cet espace, les plus âgés ou les plus considérables de la tribu près du maître, au nombre de plus de cinquante, hommes, femmes et enfants. Les garçons se tenaient derrière les hommes ; les femmes et les jeunes filles occupaient la dernière place ; je ne compte pas les chiens qui, placés à quelque distance, avaient l’air de s’intéresser à la fête autant que les bimanes.

Quand tout le monde fut prêt, deux hommes entrèrent dans l’intérieur du cercle, portant un vase de fer fumant ayant l’apparence d’une cafetière. L’un s’approcha du sultan, l’autre de ma personne. Ils nous versèrent de l’eau chaude sur les mains ; mais ici chaque convive doit être pourvu de sa serviette. La même cérémonie se répéta pour chaque homme, depuis le sultan jusqu’au pasteur de ses troupeaux. On laissa les femmes et les jeunes filles s’acquitter elles-mêmes de cette besogne. Les ablutions terminées, les cuisiniers apportèrent des vases exhalant une fumée épaisse : c’étaient de longues auges de bois semblables à celles dont se servent les bouchers de Londres et dans lesquelles des quartiers de mouton bouilli étaient empilés les uns sur les autres. L’un des vases,