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beaucoup plus jeunes et assez jolies, exécutaient une danse voluptueuse et bizarre. Le discours et les danses se terminèrent par une explosion de cris tellement aigus et discordants, que nous nous empressâmes de remonter dans nos hamacs pour fuir au plus vite (voy. p. 81).

Le soir du même jour, après avoir traversé à gué une petite rivière couverte de plantes aquatiques, nous nous arrêtions au village de Tauli, à vingt milles au nord de Wydah.

La nuit était complète quand nous fûmes installés dans la case que le cabéceir[1] ou chef du village vint mettre à notre disposition. Fatigués de la route et du bruit, nous nous couchâmes aussitôt après dîner, et, malgré le peu de confortable de mon lit, car j’étais simplement enveloppé d’une couverture de coton et allongé sur une natte, je dormis à poings fermés.

Les coups de fusil, les cris, les chants et les exclamations des nègres, race la plus bruyante que je connaisse, nous éveillèrent dès le lever du soleil. Le sentier que nous suivîmes, après avoir traversé quelques cultures de manioc, s’enfonça dans les grands bois. C’est là que se déploient toutes les merveilles de la luxuriante végétation des tropiques. Les palmiers et les cocotiers dont le stipe élancé ressemble à de gracieuses colonnes supportant un dôme de verdure, les énodendrons au tronc colossal, les magnolias, couverts de larges fleurs blanches, embaumaient l’air matinal ; les diverses espèces de mimosas au feuillage élégant, les sombres manguiers croissent en liberté dans ces forêts que jamais n’a frappées la hache. Au-dessous d’eux, protégés par leur ombre impénétrable, enlacés à leurs robustes rameaux, serpentent les lianes et les convolvulus, dont les tiges flexibles et cannelées retombent chargées de fleurs en brillants festons. Plus bas encore et plus humbles, mais plus utiles à l’homme, le citronnier, l’oranger, le bananier tiennent à portée de la main leurs fruits délicieux, tandis qu’à terre l’ananas sauvage s’élève du milieu de ses robustes feuilles. Çà et là enfin, comme un tapis, verdit la délicate sensitive qui frissonne et referme ses craintives folioles au moindre attouchement.

Troublés dans leurs retraites par le bruit de nos pas, mille oiseaux aux couleurs les plus riches animaient ce splendide paysage. Le cardinal au plumage de feu, le foliotocole, émeraude vivante ; l’élégante perruche verte, et les perroquets criards voletaient en tous sens. L’aspect même de notre caravane, sur les flancs de laquelle couraient, pour en activer la marche, les chefs de l’escorte, les chansons des noirs, les détonations répercutées par les échos de la forêt, la bizarrerie des costumes, tout contribuait à nous donner dans ces solitudes un spectacle saisissant par son caractère de grandeur et d’étrangeté.

Après trois heures de marche, nous fîmes une halte d’une demi-heure dans le petit village de Hazoué, situé au milieu de la forêt, sur les bords d’un joli ruisseau ; puis nous continuâmes notre route de manière à arriver vers onze heures à l’importante ville d’Allada.

Prévenu par nos coureurs, le cabéceir d’Allada, couvert de ses plus riches vêtements et orné des bracelets d’argent, insignes de son grade, vint nous recevoir à l’entrée de la ville. C’est un homme de trente-cinq à quarante ans, de haute taille, vigoureux et d’assez belle figure, bien qu’un peu marquée de la petite vérole. Il était accompagné de sa garde, et précédé d’une douzaine de musiciens. Après nous avoir adressé quelques paroles de bienvenue, il nous conduisit, au milieu d’un grand concours de peuple, sur l’une des places publiques, où il nous fit asseoir sous un beau groupe d’arbres. Là, les musiciens s’évertuèrent sur leurs tam-tam, leurs guitares et leurs flûtes en roseau, tandis qu’un grand nombre de femmes et de guerriers exécutaient une sorte de danse consistant en postures et en contorsions plus cyniques que gracieuses. Quand le cabéceir crut avoir assez fait pour nous rendre honneur, il nous mena vers la case qu’on nous avait préparée, plaça quelques soldats à la porte pour en écarter les curieux importuns, et rentra chez lui d’où il nous envoya des comestibles, volailles, moutons, oranges, bananes, etc.

La ville d’Allada, bâtie de la même manière que Wydah, est située à vingt-trois milles de Tauli. Il s’y tient tous les quatre jours un marché très-fréquenté, ou l’on vend des comestibles, des étoffes, des épices, du sel, en un mot tous les menus objets d’utilité journalière.

Je n’ai vu à Allada aucun monument digne de fixer l’attention des voyageurs, bien que, suivant Dalzell (1793) et Robertson (1819), cette ville soit identique avec l’ancienne capitale du royaume d’Ardrah, aujourd’hui détruit. On peut évaluer le nombre de ses habitants à huit ou dix mille au moins.

En parcourant les rues, j’aperçus un arbre très-élevé dont le feuillage noir et immobile avait quelque chose de singulier. Je m’en approchai, et quel ne fut pas mon étonnement en découvrant que ces prétendues feuilles n’étaient autre chose qu’une quantité innombrable de chauves-souris énormes, suspendues aux rameaux dépouillés de l’arbre par leurs pattes crochues (voy. p. 77) ! Un coup de fusil chargé à plomb en fit tomber quelques-unes, tandis que les autres, fuyant d’un vol lourd, obscurcissaient littéralement la lumière du soleil, tant leur nombre était grand. Ces hideux animaux, couverts d’un poil roussâtre, n’ont pas moins de huit à dix centimètres de longueur et plus de vingt-cinq à trente d’envergure. Leur gueule armée de canines très-proéminentes et leurs larges oreilles dressées leur donnent un aspect repoussant. Elles se sont tellement multipliées dans ce canton, qu’elles y dévorent une partie des fruits. Les naturels ne peuvent s’en débarrasser faute d’armes à feu et surtout de poudre[2].

  1. Notre auteur écrit ce mot cabessaire, et M. Vallon cabécère ; les Anglais l’orthographient cabocheer, caboshir ou caboceer. Il est emprunté au portugais cabeyaïra (chef de famille ou de communauté), et nous croyons devoir lui conserver l’orthographe qui l’éloigne le moins de son radical.

    (Note de la rédaction.)

  2. Cet animal doit former une variété non encore classée du genre vampire-roussette, ou vespertitio maximus de L. Geoffroy