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le capitaine demanda la permission de se retirer. Le roi se levant alors, le prit par le bras, et après avoir passé avec lui devant le front de sa garde et reconnu deux obusiers de montagnes sur affûts que le commandant Bouet lui avait apportés en 1852, nous sortîmes du palais, accompagnés des principaux officiers. La grande place était couverte d’une foule compacte à qui notre apparition fit pousser des cris assourdissants, mais qui s’ouvrit respectueusement devant nous. Le roi voulut nous reconduire jusqu’au coin de la place où étaient restés nos hamacs, et il nous serra la main avant de nous quitter.

Protégés par notre escorte contre l’importune curiosité de la foule, nous gagnâmes en quelques instants l’habitation du méhou, qui nous était assignée pour logement pendant notre séjour à Abomey.


V

Séjour à Abomey.

L’habitation du méhou, située non loin du palais du roi, est, comme toutes les autres, une agglomération de petites cases séparées par un labyrinthe de cours étroites et de passages tortueux. Nous trouvâmes, non sans un joyeux étonnement, les murs de celle qui nous était destinée recouverts de fresques au charbon, reproduisant avec une gaieté toute française les charges de plusieurs grands de la cour du roi de Dahomey. Elles sont dues à quelques-uns des officiers qui accompagnaient le commandant Bouet lors de son voyage à Abomey en 1852.

Ces voyageurs avaient aussi gravé leurs initiales sur l’écorce d’un gros arbre qui décore la cour de cette case, affectée sans doute au logement des étrangers de distinction. Comme elle était trop petite pour nous contenir tous, elle devint le salon et la salle à manger commune, et nous nous logeâmes séparément dans diverses cases que le méhou mit à notre disposition. Celle que j’occupais était ombragée et embaumée par les deux plus beaux orangers que j’aie jamais vus, couverts à la fois de fleurs et de fruits, d’une vigueur et d’une dimension peu communes. Ils mesuraient au moins-trente pieds de hauteur sur trois à quatre de circonférence.

Débarrassés de nos uniformes, nous finissions à peine de dîner, quand notre hôte nous fit demander la faveur de se présenter. Nous vîmes alors arriver, appuyé sur sa canne, un vieillard courbé par l’âge, sec, ridé, décharné, édenté, asthmatique, toussotant et crachotant, mais dont les yeux vifs, perçants et mobiles, la bouche coupée en trait de scie, et les lèvres serrées, dénotaient l’astuce nègre à son plus haut degré. Il s’excusa sur son état de souffrance de se présenter ainsi sans apparat, s’informa si nous manquions de quelque chose, et se mit à notre entière discrétion. La conversation roula quelque temps sur l’accueil brillant que nous avait fait le roi, puis le rusé vieillard chercha à faire causer le capitaine sur les motifs réels de notre voyage, mais il en fut pour ses frais de diplomatie. Il se retira bientôt en nous disant qu’il espérait nous revoir le lendemain chez le roi. Nous savions d’avance qu’il était mal disposé pour les Français ; il leur préfère de beaucoup les Portugais, qui, au temps regretté où florissait la traite, le comblaient de présents. Aussi intelligent qu’avide, le méhou jouit d’une grande influence sur Ghézo, dont il est le plus ancien conseiller. Chargé de percevoir, pour le roi, les droits de douane sur les marchandises d’exportation ou d’importation, il pousse sans cesse Ghézo à de nouvelles exigences vis-à-vis des traitants, qui le détestent cordialement. Quoique l’écriture et les chiffres lui soient inconnus, comme à tout le reste des Dahomyens, il se rend un compte parfaitement exact des opérations les plus compliquées, au moyen de petits cailloux dont il est toujours abondamment pourvu, et qu’il dispose et arrange à sa façon. Nous eûmes de fortes raisons de croire que sa maladie n’était qu’une feinte, qu’il avait voulu nous parler d’abord hors de la présence du roi, pour essayer de connaître le motif de notre voyage, car il craignait de nous voir adresser au roi des plaintes de la part de la factorerie française. Il assista depuis ce moment à toutes nos entrevues avec le roi, et il fallut, après beaucoup de pourparlers, obtenir une audience secrète et de nuit pour parler à Ghézo hors de sa présence.

Le lendemain 18, nous restâmes chez nous. Dès le matin, les esclaves du roi nous apportèrent de sa part et de celles de quelques-unes de ses femmes, d’abondantes provisions ; malheureusement elles étaient préparées à la mode culinaire du pays, ce qui les rendait peu attrayantes pour des palais européens. C’étaient des volailles coupées par fragments, et cuites dans l’huile de palme ; des boules de pâte de manioc ou de mais roulées dans des feuilles de bananier ; une espèce d’épinard à l’huile, etc., etc.

Tout cela était contenu dans des calebasses ou couis de la plus exquise propreté, ce qui nous permit d’y goûter ; mais il nous fut impossible de vaincre la répugnance que nous inspirait le goût âcre et rance de l’huile de palme. Le capitaine fit distribuer ces vivres à notre escorte, qui ne se fit pas prier pour faire honneur à la cuisine royale. Cette politesse du roi ne se démentit pas un seul jour pendant tout le temps de notre séjour à Abomey ; mais averti sans doute que sa cuisine nous était antipathique, il nous envoya, en outre, des volailles vivantes, quelquefois un bœuf et des cabris.

Quelques chefs suivirent son exemple, et vinrent même nous faire visite, dans l’espoir probablement de recevoir quelques cadeaux, mais ils furent déçus dans leur attente : connaissant l’avidité des nègres, nous pensâmes que, ne pouvant contenter tout le monde, il valait mieux ne pas faire d’envieux.

Je profitai de cette journée de repos pour aller visiter la ville, accompagné de l’interprète et d’un des chefs de notre escorte, qui, je crois, avait mission de ne pas me quitter d’un pas.

Les rues d’Abomey sont larges et assez régulières, mais peu animées. Je fis le tour du palais du roi, et je traversai, sous de beaux arbres, des marchés où se débitent les petits objets d’un usage journalier. Dans une boutique, je rencontrai, à ma grande surprise, deux marchands maures, coiffés du turban arabe, et couverts