Page:Le Tour du monde - 08.djvu/200

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’autres demandes ridicules sous mille prétextes qui témoignaient plutôt de l’éloquence et de l’ingéniosité de ces braves gens que de leur bonne foi. Pour échapper à toutes ces importunités, je me dirigeai vers la montagne voisine, nommée Porok, sommet rocheux, boisé, à fières arêtes, mais à pentes assez douces. J’étais dans un tel état d’épuisement que je dus m’arrêter au tiers de la pente, ce qui me suffit pour embrasser du regard toute la plaine jusqu’à Niekanje, qui profilait au nord sa pointe noyée dans les brumes. La plaine était découverte, profondément rayée de quelques ravins dont le plus important me fut désigné sous le nom de Loupeiti. Ce nom me fit dresser l’oreille, car je me rappelais que Brun Rollet, qui connaissait bien Belegnân, avait placé un lieu du nom de Lupeyt sur les bords du Saubat, et je pouvais espérer avoir trouvé le point de partage de ce dernier bassin et de celui du Nil Blanc. J’ai appris plus tard du Dr  Peney que ce cours d’eau se rendait au Nil Blanc même au rapport des indigènes, et je n’ai pas eu d’autre renseignement sur les cantons voisins. Tout ce que j’ai appris, c’est que les montagnes de Belegnân ont pour prolongement la chaîne de Lokaïa, habitée par une tribu qui parle bary. En 1841, l’expédition d’Arnaud avait entendu parler de cette peuplade, qui passait pour cannibale. Ce renseignement paraît erroné ; du moins les Lokaïa ne se vantent pas de manger de la chair humaine, et leurs villages, rangés le long de la montagne parallèlement au fleuve, offrent l’aspect heureux qui distingue leurs voisins. Ils vendent aux escales du fleuve des gâteaux d’un tabac fort estimé.

Derrière le Sarok, j’ai vu se développer à perte de vue une plaine couverte d’épaisses forêts : on m’a dit que de ce côté étaient les Liria, population belliqueuse qui a eu en 1859 ou 60 quelques démêlés avec les blancs. Une troupe de huit ou neuf traitants était allée à Liria, et avait été massacrée par les noirs. Les traitants de Gondokoro résolurent de faire une vendetta contre Liria, et y envoyèrent une petite armée composée de contingents fournis par les différents corps stationnant sur le fleuve. Les blancs brûlèrent un village, mais ils furent battus, et de cent cinquante-cinq hommes quatre-vingt seize restèrent sur le pré. Debono y perdit, je crois, vingt-cinq hommes, et les autres à l’avenant. On n’a pas depuis inquiété Liria[1].

Pour aller d’Utibo à Lokaïa, m’ont dit les nègres, on passe une rivière appelée Naroue. Plus à l’est est un peuple nommé Leghè : c’est tout ce que j’ai pu apprendre. Il est bien difficile d’avoir des informations sérieuses des nègres du Nillaud, et en voici la raison. Dans tout ce pays il n’y a pas de grands États : chaque village est lui-même un État indifférent ou hostile à ses voisins. Généralement un nègre ne sort de son village que pour faire la guerre ou négocier un mariage au village voisin : aussi ai-je vu une foule de noirs à cheveux gris qui n’étaient jamais sortis du rayon de trois lieues au plus formant la circonscription de leur village. Les seuls voyageurs sont les malfaiteurs chassés de leur zeriba, et ayant droit, dans chaque village étranger où ils passent, à être nourris et hébergés trois jours : cet exil est pour eux un supplice terrible, et il est à peu près le seul, car la peine de mort n’existe pas dans les usages du Fleuve Blanc. Je m’explique toutefois : elle existe en théorie, mais ne s’applique jamais. Un mari a le droit rigoureux de se saisir du séducteur de sa femme et de le faire tuer par ses propres parents réunis, mais il n’use jamais de son droit : les parents négocient une indemnité en bétail, et le tout finit le plus souvent par un banquet où le mari offensé prouve sa philosophie en se grisant avec le père de sa volage épouse.

La chose se passe moins prosaïquement en cas de séduction d’une jeune fille. On réunit un conseil de famille, on interroge la coupable et on lui demande le nom de son complice : en cas de refus elle est fustigée et enfermée. Si elle avoue, le complice n’a qu’à choisir entre un mariage de réparation et la fuite : mais il est rare qu’il choisisse l’exil. Si la jeune fille s’obstine à se taire, elle est chassée au désert, ou plutôt vers cette lisière de forêt qui sépare le désert de la zone cultivable du fleuve. Elle y mourrait en vingt-quatre heures de faim ou sous la griffe des lions ou des panthères, si l’amant, averti par la rumeur publique, ne s’empressait de la rejoindre. Le code de la galanterie indigène veut qu’il lui construise une hutte, qu’il s’y installe près d’elle, la nourrisse et la protége, jusqu’à ce que les parents, irrités pour la forme, jugent qu’il a fait un assez rude apprentissage de la vie de ménage, et consentent à régulariser ce qu’ils n’ont pu empêcher.

Tout cela m’a mené assez loin de Belegnân : aussi bien n’ai-je plus rien à en dire. Je me hâtai de quitter ces nègres cupides et inhospitaliers, et j’arrivai sans autre incident à Gondokoro.

G. Lejean.


Séparateur



UNE SCÈNE EN AUSTRALIE[2].


M. Fitzmaurice faisait partie de l’équipage du Beagle, lors du troisième voyage de ce navire si célèbre dans l’histoire des circumnavigations et des découvertes géographiques de notre siècle[3]. Il était parti avec le titre de

  1. Voy. le Voyage au Saubat, par M. Andrea Debono, t. II, 1860, p. 348.
  2. Voy. sur l’Australie, t. II, 1860, p. 182, et t. III, 1860, p. 81.
  3. En 1826, le Beagle partit d’Angleterre avec l’Aventure et explora le détroit de Magellan, les côtes ouest de la Patagonie, la Terre de Feu. Les deux navires revinrent en Angleterre vers la