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quable encore, c’est la couleur de son poil, du plus beau vert d’émeraude qu’il soit possible de se figurer ; rare exception parmi les quadrupèdes dont la robe est toujours d’une couleur plus ou moins terne. Quelles singulières et magnifiques fourrures on pourrait faire avec la peau de cet animal, s’il n’était pas si petit !


III

Paysages. — Une singulière auberge. — Le vol est rare. Pourquoi.

À cinquante milles de Christianburg, le pays change encore d’aspect, et nous entrâmes dans de grandes landes marécageuses et désolées, couvertes de bruyères, de graminées desséchées, et d’un arbrisseau rameux qu’on appelle « le bois puant ; » et qui mérite certainement son nom.

Là, on n’aperçoit plus ni maisons, ni culture, et nous passâmes une journée fort triste, n’osant nous écarter du chemin, de peur de tomber dans les tourbières qui nous entouraient.

À la nuit, nous fûmes heureux de trouver un gîte dans une espèce de caravansérail, qu’on appelle « maisons de bois au Kentucky et dans tout l’ouest. »

Ce sont en quelque sorte des auberges où on paye un droit d’entrée, mais où il faut apporter à manger, à boire et de quoi se coucher. Il n’y a absolument que le toit et le sol battu.

Quand nous entrâmes dans la maison, où régnait une obscurité profonde et où l’on n’entendait que le ronflement des dormeurs, nous respirâmes une odeur si nauséabonde que nous pensâmes en être suffoqués.

Cependant, comme il pleuvait à torrents et qu’un abri nous était nécessaire, nous fîmes contre fortune mauvais cœur, et nous suivîmes Dirk, qui avait allumé une espèce de rat de cave pour nous guider dans ce dédale de bras, de jambes, de corps étendus au milieu de la salle.

Figurez-vous ce que devait être, pour des gens habitués à la propreté, l’aspect de cette immense pièce, où grouillaient, confondus pêle-mêle, une centaine d’hommes et d’animaux de toute espèce.

Il paraît qu’il y avait foire dans les environs, ce qui expliquait cette affluence inusitée.

À peine la lumière de Dirk eût-elle brillé, qu’il s’éleva une confusion inexprimable : les chiens aboyaient avec fureur ; leurs maîtres réveillés les appelaient en jurant ; on entendait hennir, beugler, grogner, tandis que les ronflements des dormeurs les plus déterminés renchérissaient encore sur ce brouhaha par un concert de notes aigres, sourdes, éclatantes comme des trompettes, et qui s’entre-croisaient d’un bout à l’autre de l’édifice. On se serait cru dans l’arche de Noé avec beaucoup de gracieux animaux de moins et quelques hommes de plus ; mais quels hommes, mon Dieu, et comme ils faisaient regretter les bêtes !

La maison, ou plutôt le hangar construit entièrement en charpentes, se composait d’une seule grande salle.

Cette salle, qui avait à peu près soixante pieds de large sur deux cents pieds de long, était séparée pour ainsi dire en deux parties par les énormes piliers qui soutenaient les solives de la toiture : l’une d’elles, la plus grande et celle où nous étions, servait de chambre aux dormeurs, tandis que l’autre, bordée à son extrémité de râteliers et de mangeoires, était destinée aux animaux et aux nègres.

Dans la première pièce, un comptoir informe, élevé de six pieds au moins et entouré de tous côtés par une palissade de planches épaisses, occupait le côté opposé à la porte : c’était une véritable place forte, capable de soutenir un assaut ; dans le fond, on apercevait un escalier à claire-voie dont les marches se composaient de bûches à peine équarries, et qui allait aboutir à une sorte de niche où couchait le maître du logis.

Au milieu se trouvait un lit des plus curieux et faisant honneur à ce dernier ; il se composait d’une trentaine de compartiments formant un plan incliné, séparés par des planches de quelques pouces de haut et reliées toutes ensemble par un fort madrier central. C’était exactement la disposition des alvéoles d’une ruche d’abeilles.

Ces compartiments, qui allaient en se rétrécissant des pieds à la tête, étaient tous occupés, à l’exception de quatre ou cinq.

Étonnés que d’autres dormeurs que nous voyions étendus n’eussent pas préféré les casiers restés libres, nous en demandâmes l’explication à Dirk, qui nous dit qu’il n’y avait que les matadors, les porteurs de grosses bourses, qui pussent se permettre le luxe de payer douze cents[1] un pareil coucher, tandis que le droit d’entrée n’était que de deux cents ; il nous apprit aussi qu’il était inutile de réveiller l’aubergiste ; qu’il suffisait de déposer notre quote-part dans une grande tire-lire placée sur le comptoir ; que c’était l’habitude, et qu’il était sans exemple qu’un voyageur y eût manqué. Heureux aubergiste, à qui l’argent vient en dormant ! Il est vrai qu’on est impitoyable pour les voleurs dans l’ouest, et que la loi de Lynch y est en permanence. Ce qui est certain, en tout cas, c’est que les exemples de vol y sont fort rares, quoique la population se compose en partie de l’écume de l’Europe.

Comment expliquer maintenant qu’au milieu d’une population composée d’éléments si hétérogènes et si impurs le vol soit aussi rare ?

J’attribue cette anomalie à trois faits :

Principalement à un certain sentiment d’importance personnelle que conçoit l’émigrant, dans un pays où, en devenant citoyen et propriétaire (a de la terre qui veut à deux ou trois dollars l’acre), il est sur d’arriver à être l’égal en considération des plus riches et des plus influents ; dans ce nouveau monde, sur cette terre où il est inconnu, il dépouille le vieil homme et son passé ne lui paraît plus qu’un songe : j’ai eu sous les yeux vingt exemples de ces transformations.

Secondement, à la rareté ou plutôt à l’absence de ces misères horribles qui rendent le plus souvent criminel l’homme ignorant et faible.

  1. Le cent est le centième du dollar et vaut à peu près un sou.