Page:Le Tour du monde - 09.djvu/103

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portations du sud, on remarque les fruits secs, le sucre, les articles de verroterie, le camelot, la laine, l’opium, etc., en petite quantité. Il arrive des côtes de la Mandchourie des quantités considérables de fèves et de gâteaux aux fèves. Il est douteux que nos fabriques trouvent dans le nord de la Chine un marché important pour l’écoulement de leurs produits de laine et de coton. On ne remarque au bazar que quelques calicots de Manchester, ainsi que des articles de verroterie anglaise ou allemande, de coutellerie, des allumettes chimiques, etc.

« En considérant la population de Tien-Tsin au point de vue commercial et pratique, on se demande, non si les habitants manquent de vêtements, mais s’ils ont de l’argent pour en acheter. Les apparences justifient les plaintes des notables chinois sur la pauvreté de leur ville. Je n’ai jamais vu nulle part un peuple plus sale et plus pitoyable que celui qui semble rechercher de préférence les faubourgs. La corruption, la maladie, la gale tels sont leurs tristes compagnons. Les bords du fleuve fourmillent d’hommes qui vivent des rebuts des navires ou des restes que le courant amène de la ville. Il y avait juste en face de notre yamoum un courant dans lequel tourbillonnaient des chats morts, etc. et où l’on voyait plonger des figures décharnées occupées à choisir le morceau le plus délicat. Les vêtements de ces malheureux consistaient généralement en une pièce de natte ou de vieille toile à sac qu’ils portaient, non pas autour du corps, mais négligemment sur les épaules ; il était difficile de deviner dans quel but ; car la décence est pour eux chose inconnue et la chaleur n’est guère à désirer au mois de juin. On n’avait pas besoin d’aller loin pour rencontrer des maladies de peau tellement repoussantes et monstrueuses qu’elles semblaient une raillerie de la création et choquaient les sentiments même les moins délicats.

« En plusieurs occasions je vis expirer quelques-uns de ces malheureux à l’endroit même où ils mendiaient. Une vieille femme en particulier attira mon attention. Elle avait l’habitude d’étendre au milieu de la route sur une natte son squelette affaibli et immobile. Il lui restait juste assez de force pour prendre l’argent qu’on lui jetait. Un jour ses forces semblaient lui manquer : je la regardai de plus près, elle était morte. Quelques heures après, je repassai à la même place, mais la femme n’y était plus : son corps avait été enlevé et jeté à la voirie. Un jour que j’étais à l’une des extrémités de la ville, je vis un homme qui en emportait un autre sur son dos. Je pris d’abord le fardeau pour un cadavre ; mais en m’approchant davantage, je remarquai dans ses jambes qui traînaient sur la poussière, une flexibilité qui me détrompa. L’homme qui le portait était un de ces balayeurs qui ramassent dans les rues les mendiants morts, quelquefois même mourants et les portent dans quelque champ voisin où ils les laissent en proie aux vautours et aux corbeaux. Certainement si le Chinois qui a donné à Tien-Tsin le nom de Lieu Céleste ne s’était pas formé une plus haute idée d’un séjour de bonheur on se demande quelle notion il aurait eue du contraire.

« Comme pour railler la misère des vivants, les plus jolis endroits des environs de Tien-Tsin sont des cimetières. Ce sont les seules places ornées d’arbres ; ils consistent généralement en un espace carré d’à peu près dix ares, entouré d’un mur de terre ou d’un fossé, représentant assez exactement l’image d’un glacis de fort en miniature. Chaque habitant de cette nécropole est enseveli sous un monticule conique de la forme d’un clocher. D’épais massifs de saules et de cyprès entourent le cimetière, et lui donnent une apparence calme mais froide comme les dépouilles qui dorment là. »


Négociations politiques. — Départ de Tien-Tsin, le 22 mars 1861. — Cortége et escorte du ministre de France. — Maladie de Mme de Bourboulon. — Villes de Yang-Tchouen et de Hos-si-Mou. — Plaines de Tchang-kia-Ouang. — Description de Toung-Tcheou. — Le pont de Pali-Kiao le soir après la bataille. — Détails rétrospectifs. — Le canal de Pékin. — Les faubourgs de la capitale. — Immense curiosité. — Trompettes sonnant la marche. — Entrée par la porte de Toung-pien-Men. — Arrivée au palais Tsing-Kong-Fou, affecté à la légation.

M. et Mme de Bourboulon passèrent tranquillement à Tien-Tsin l’hiver de 1860 à 1861 qui fut très-froid.

Dans l’état de santé de Mme de Bourboulon, et par un temps aussi rigoureux, on ne pouvait songer à faire le voyage de Pékin ; d’ailleurs des négociations avaient été commencées avec le prince Kong, régent de l’empire en l’absence de l’empereur, afin de fixer une résidence définitive dans la capitale aux ministres de France et d’Angleterre.

Le mois de mars 1861, fut signalé par la débâcle des glaces sur le Peï-Ho : une crue subite, amenée par la brusque élévation de la température, désagrégea les masses de glaces amoncelées par les gelées de l’hiver, et, dans la nuit, des craquements terribles annoncèrent la débâcle.

C’était un spectacle grandiose et plein de mouvement ! On voyait s’agiter de tout côté des torches et de grosses lanternes suspendues à de longues perches de bambou éclairant les efforts des mariniers et de la population, pour garer les bateaux et les trains de bois ; le sinistre tam-tam, qui est le tocsin du pays, résonnait dans les rues pour demander le secours de tous les hommes valides ; des cris sinistres, des appels réitérés se faisaient entendre, dominés par le sourd mugissement du fleuve qui montait toujours, et le crépitement des bancs de glace que le courant jetait les uns sur les autres. Enfin le jour éclaira cette scène de désolation. Quelques bateaux avaient été brisés, et beaucoup de personnes avaient péri. Mais dans cette fourmilière d’êtres humains, qui s’appelle la Chine, la vie est comptée pour peu de chose, et les pertes matérielles ont seules le privilége d’affecter la gaieté ordinaire des Chinois.

Cependant le printemps revenait avec toute sa splendeur : il fallut songer au prochain départ et à l’installation à Pékin, cette immense capitale presque inconnue, où allait résider dorénavant le ministre de France en Chine.

Les négociations entamées dans le courant de l’hiver avec le prince de Kong, régent de l’empire, avaient amené la cession de deux anciens Fou, ou palais Impé-