Page:Le Tour du monde - 09.djvu/130

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pour vivre, au lieu de vivre pour manger. Nous déjeunâmes. Quand le plat fut vide, on nous servit quelques oranges à titre de dessert ; une tasse de café filtré à la chaussette, selon l’usage du pays, mais dont la nuance un peu louche était rachetée par un arome pénétrant, couronna la séance. Chacun de nous alluma un cigare, et, tout en nous renvoyant mutuellement des bouffées de fumée au visage, j’entretins mon hôte de mes affaires et lui appris que mes bagages, pouvant arriver de Cuzco d’un moment à l’autre, il était urgent que je me rendisse à la Mission de Cocabambillas pour y traiter de la location d’une pirogue et de deux rameurs qui m’étaient nécessaires. Avec cette embarcation, je comptais descendre la rivière de Santa-Ana jusqu’au premier village des Antis ; arrivé là, je renvoyais ma pirogue et mes rameurs civilisés ; j’en empruntais ou j’en louais d’autres aux Indiens sauvages, je traversais avec ceux-ci les plaines du Sacrement et j’atteignais Sarayacu, la Mission centrale où les moyens de transport ne me manqueraient pas. À l’exposé de ce plan que je croyais simple et d’une exécution facile, je vis le compatriote hocher la tête d’un air qui ne présageait rien de bon.

« Connaissez-vous les maîtres de Cocabambillas ? » me demanda-t-il.

Je lui répondis que j’avais vu quelquefois, à Cuzco, Fray Bobo, le plus âgé des deux chefs de la Mission, que j’avais même dîné avec lui chez un Espagnol, son compatriote, mais que Fray Astuto m’était inconnu.

« Tant pis, me dit-il. Fray Astuto est l’âme et la tête de l’association commerciale ; Fray Bobo n’en est que le bras. Quant à leur histoire, si vous l’ignorez, je puis vous la dire. Le premier est Catalan, le second Biscayen ; tous deux appartiennent à l’ordre de Saint-François ; tous deux sont sortis du collége apostolique d’Ocopa, il y a de cela quelque trente années, pour venir s’établir à Cocabambillas, mission que les Jésuites avaient fondée et qu’ils furent contraints d’abandonner lors de leur expulsion du pays. En disant adieu aux doux loisirs du monastère et à la grasse vie que mènent les moines dans leurs couvents de la sierra, Fray Astuto et Fray Bobo n’avaient probablement qu’un but unique et qu’un désir, celui de ramener au culte du vrai Dieu de pauvres idolâtres, d’adoucir leurs mœurs, de les civiliser et d’en faire un peuple de frères. Mais en arrivant ici les idées de nos Franciscains se modifièrent quelque peu. Ils s’aperçurent que les Indiens sauvages, qu’ils avaient cru trouver établis aux alentours de la mission, en étaient éloignés de vingt-cinq à trente lieues, qu’un seul chemin conduisait sur leur territoire de chasse et que ce chemin était une rivière torrentueuse dont la navigation offrait mille dangers. Cette découverte refroidit le zèle des deux moines ; après mûr examen de la situation, ils se dirent qu’il serait ridicule et même assez sot de leur part de s’exposer à souffrir la misère et-la faim, à subir le martyre ou à laisser leurs os au fond d’une rivière, et cela pour la gloriole de ramener à la vraie foi quelques douzaines de Peaux-Rouges ; que mieux valait se fixer à Cocabambillas, troquer le bâton blanc du missionnaire contre la bêche du fermier, et, profitant des défrichements pratiqués par les Jésuites, cultiver la canne à sucre et la coca, le cacao et le café, et s’arranger une existence honnête, douce et laborieuse. Par suite de ce raisonnement, qui ne manquait ni d’égoïsme ni de logique, nos moines jetèrent le froc aux orties, laissèrent croître leurs cheveux et ne songèrent plus qu’à leurs intérêts matériels. Si, de loin en loin, ils disent encore une messe, c’est moins pour l’acquit de leur conscience que pour garder certain prestige aux yeux des dévots du pays, et rendre ces ouailles plus faciles et plus coulantes dans les opérations commerciales qu’elles peuvent tenter de compte à demi avec leurs pasteurs »

Ici je crus devoir interrompre le narrateur pour lui dire que sa version ne s’accordait guère avec ce que j’avais appris de Fray Bobo lui-même. Mais sans me donner le temps de poursuivre :

« Fray Bobo, me dit-il, vous aura conté qu’en 1806, mû par le désir d’être utile à de pauvre sauvages qu’il appelait ses frères, il s’était embarqué sur cette rivière de Santa-Ana, l’avait descendue jusqu’à Sarayacu, et prenant ensuite à travers terres, avait gagné Moyobamba, puis Chachapoyas, et était arrivé à Lima où la population lui avait tressé des couronnes…

— Eh bien ! que trouvez-vous à redire à cela ?

— Que le fonds de l’histoire, c’est-à-dire le voyage de Fray Bobo est exact et réel. Mais le motif qui le détermina est parfaitement controuvé. Voici ce qui eut lieu. En 1806, Fray Astuto et Fray Bobo se prirent de querelle ; le sujet de cette querelle touchait à la question d’argent. L’un des moines est avare, l’autre prodigue. Où le premier entassait réal sur réal, le second aimait à semer les piastres. Un jour qu’il avait perdu au jeu une assez forte somme sur parole, — on jouait alors gros jeu chez nos hacenderos, à l’occasion des fêtes patronales, — et qu’il ne savait comment s’acquitter, il entendit parler d’une prime de 4 000 piastres que le vice-roi Abascal offrait à l’explorateur assez hardi pour tenter le voyage de Santa-Ana à Lima, par les cours d’eau de l’intérieur. L’occasion était magnifique, et Fray Bobo la saisit aux cheveux. Il effectua ce voyage, toucha la somme offerte, et comme apparemment il ne pouvait vivre sans son compagnon Astuto, il vint après un an d’absence le rejoindre à Cocabambillas. Depuis, ils ont continué d’habiter ensemble et de travailler en commun, se chamaillant sans cesse, se boudant quelquefois, mais finissant toujours par s’entendre.

— Vous êtes si bien renseigné sur le compte de vos voisins, dis-je à mon hôte, qu’on croirait à vous entendre que vous avez eu maille à partir ensemble…

— Qui peut vous donner cette idée ?

— La façon charitable dont vous parlez d’eux. Feraient-ils par hasard concurrence à votre commerce de cacao ? »

Le compatriote se mit à rire.

« Nous avons toujours été bien ensemble, me dit-il. À mon arrivée ici, ils sont venus me rendre visite et je les ai visités à mon tour. Là se sont bornées nos relations ; quant à la concurrence commerciale dont vous