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Il fait usage pour les travaux des champs de quelques bons instruments anglais, et compte se pourvoir prochainement d’une machine à moissonner. Il occupe des ouvriers turcs, hommes et femmes. Il n’y a pas longtemps que celles-ci ont pris le parti d’accepter de l’emploi chez des chrétiens, mais on en rencontre maintenant dans toutes les filatures, où elles travaillent à visage découvert.

M. Zorab ne partage pas les préventions généralement accréditées contre les Turcs ; il se loue de leur intelligence, de leur zèle, de leur docilité ; pour les bien gouverner, il suffit d’associer la douceur à la fermeté.

Les Européens qui tentent de fonder des établissements dans l’Anatolie échouent souvent, et y périssent parfois victimes des haines qu’ils ont soulevées, faute d’avoir voulu s’astreindre à respecter les mœurs et à ménager la susceptibilité d’une race naturellement fière. Il faut laisser voir aux Turcs que sans les craindre on les estime ; se montrer fort vis-à-vis d’eux, mais en même temps leur témoigner une certaine déférence.

Malgré sa fertilité naturelle, le territoire de Brousse ne fournit pas tous les produits qu’on en pourrait obtenir ; il est loin de suffire à l’alimentation de ses habitants. Une partie du blé consommé à Brousse est tiré de la province d’Angora. Acheté sur place, il coûte de cinq à huit piastres le kilé (environ vingt-cinq kilogrammes). Il en vaut, rendu à destination, de vingt-deux à vingt-cinq. La différence (dix-sept piastres)[1] représente le prix du transport à dos de chameau pour un parcours de cent lieues à peine. Cela montre suffisamment quel détriment, en Turquie, l’absence de routes carrossables fait éprouver à l’agriculture et à l’industrie[2].

Apollonia (Abouliount) : Fragment des murailles. — Le lac et le mont Olympe (voy. p 251).

Dans l’intérieur du pays, toutes les denrées sont d’un incroyable bon marché ; on y entend dire cependant que, depuis dix ans, les prix ont presque doublé ; les débouchés qu’ouvrit à cette époque la consommation des armées alliées furent l’origine d’un mouvement commercial dont l’influence se fait encore sentir.

La valeur vénale des terres de bonne qualité, susceptibles le plus souvent de fournir les produits les plus variés, grains, tabac, coton, garance, opium, etc., atteint à peine à cent francs l’hectare[3] ; il est vrai qu’on trouve difficilement à les louer, et seulement moyennant un fermage en nature ; il faut, pour tirer bon parti d’une exploitation, en diriger soi-même la culture ; mais il semble qu’un homme jeune et entreprenant, qui n’aurait pas trop de répugnance pour une vie un peu excentrique, devrait trouver quelque charme à se créer un vaste domaine aux bords du Sakaria, du Rhyndaque ou de l’Hermus, avec une maison forte, installée comme nos anciens châteaux féodaux sur l’un de ces mamelons qui forment le premier degré des montagnes. Le plaisir de la chasse ne lui ferait pas défaut ; moyennant une solde modique, il verrait une poignée de bravi veiller à sa sûreté ; à peu de frais, il aurait posé les bases d’une existence indépendante et respectée ; peut-être aussi d’une grande fortune.

Un seul obstacle, me dira-t-on, s’oppose à la réalisation de ce beau rêve ; c’est qu’en Turquie, pas plus qu’en Angleterre ou en Russie, aucun étranger ne peut devenir propriétaire foncier. Il est vrai que, malgré les enga-

  1. Environ trois francs soixante-quinze centimes.
  2. Si l’on veut se faire une idée ce qu’est l’Anatolie et de ce qu’elle pourrait être avec un meilleur régime économique, on notera que son étendue est à peu près égale à celle de la France, environ vingt-sept mille lieues carrées, et que l’on n’y compte pas plus de huit à dix millions d’habitants.
  3. On comprendra que l’argent ait une grande valeur dans un pays où il se prête communément à quinze et vingt pour cent l’intérêt annuel. Les paysans qui empruntent à ce taux aux petits banquiers établis dans les villes de l’intérieur, font honneur à leurs engagements avec exactitude.