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sieurs caravanes sur la route que j’allais prendre ; il parlait couramment les divers idiomes de ces contrées, mais justifiait par malheur tout ce qu’on pouvait attendre d’une appellation comme la sienne. Ceci ne me fut révélé que plus tard ; aussi, me fiant à lui et à ma bonne chance, continuai-je mes enrôlements de pagazi, qui ne marchaient guère, bien que j’offrisse le triple des gages ordinairement payés par les trafiquants. La situation semblait empirer chaque jour. Aucun message direct de Musa pour lequel on venait seulement chercher, de temps en temps, quelques flacons de vin de palmier destiné à combattre l’affaiblissement et le froid dont il souffrait. Ce complet oubli me confirmait dans l’idée que mon hôte m’avait absolument mystifié. Dans de telles circonstances, à quel parti m’arrêter ? Chacun me conseillait de suspendre mon voyage et, jusqu’après la récolte, de demeurer ou j’étais : plus avant je ne trouverais pas de porteurs, l’Oukuui étant la dernière des contrées fertiles en deçà de l’Ousui. Tous ces calculs eussent été bons, si mes ressources avaient pu suffire à des haltes interminables. Mais il était loin d’en être ainsi, et la nécessité d’avancer m’apparaissait chaque jour plus impérieuse. Mes gens, au contraire, trouvaient fort doux, vivant à mes frais, de prendre part aux réjouissances continuelles dont la fabrication du pombé devient l’occasion. Chaque hutte, successivement transformée en brasserie, reçoit les gens du village qui viennent, le chef en tête, s’abreuver à longs traits, dans des bols en paille tressée, de la liqueur pétillante que renferment d’énormes jarres de terre alignées le long des murs. On rit, on jase en buvant ; les têtes se montent à mesure que l’estomac s’emplit ; les cris, le tumulte arrivent bientôt à leur apogée. On voit alors paraître quelque mascarade grotesque, gens coiffés de queues de zèbre, soufflant de toute leur force dans de longs tubes qui ressemblent à de monstrueux bassons. Leurs grimaces, leurs contorsions deviennent de plus en plus ridicules, de plus en plus obscènes, dans les efforts auxquels ils se livrent pour captiver l’admiration naïve de leurs spectateurs à demi hébétés par la boisson. Mais tout ceci ne constitue que la première partie de la fête, le « repas » proprement dit ; et lorsque les jarres sont vides, cinq tambours de différentes dimensions, de sonorité différente, suspendus en ligne à une longue potence horizontale, donnent avec une espèce de fureur le signal des danses. Hommes, femmes, enfants, saisis d’une véritable frénésie, s’y livrent pêle-mêle pendant des heures entières (voy. p. 301).

Croyant entrevoir que les chefs de Mbisu me créeraient de propos délibéré une foule d’obstacles, attendu qu’ils regardaient ma présence comme une garantie contre l’attaque des Vouatuta, je résolus, pour en finir avec les mauvais bruits par lesquels ils cherchaient à effrayer mes hommes, de pousser jusqu’à Nunda, où j’arrivai en effet le 31.

Du 1er  au 3 juin. Halte à Nunda. — J’y trouvai Grant installé chez le chef Ukulima, que ses excellentes qualités désignaient, ainsi que son grand âge, au respect de tout le pays. On voyait, il est vrai, accrochés aux palissades de sa boma, les mains et les crânes des malheureux qu’il avait fait exécuter pour servir d’exemple aux autres ; mais au fond c’était un homme sans fiel, un hôte généreux, un monarque adoré de ses sujets et de ses cinq femmes, dont les quatre plus jeunes témoignaient à la plus âgée la déférence la plus respectueuse. Quand il me fut bien démontré que je ne pourrais plus me procurer de porteurs, je convoquai Bombay et Baraka pour délibérer sur le projet que j’avais conçu de marcher seul en avant, avec les hommes dont je disposais, et, malgré toute ma répugnance à me séparer de Grant, de le laisser derrière moi jusqu’au jour où je pourrais l’envoyer chercher, lui et le reste de mes bagages. Il fallut, pour convaincre mes deux conseillers, leur rappeler les messages que j’avais envoyés coup sur coup à Rumanika dans le Karagué, à Suwarora dans l’Ousui, et leur citer, comme preuve du succès réservé à la persévérance, l’exemple solennel de Christophe Colomb. Mes raisonnements, mes instances l’emportèrent enfin, et, après avoir réuni ce que j’avais de mieux en fait de marchandises, je quittai Grant, à qui je laissais Bombay, le plus honnête et le plus fidèle de nos serviteurs. J’emmenais Baraka, devenu mon factotum, et « le Pourceau » qui devait me servir d’interprète et de guide. Au moment du départ, j’eus une nouvelle prise avec mes Vouanguana, qui, rebutés par la perspective d’une longue marche, mettaient en avant de nouvelles exigences et réclamaient une pièce de drap chacun. Je la refusai d’abord avec énergie et ne me rendis à leur désir que lorsqu’ils parurent eux-mêmes avoir renoncé à me l’imposer. Ce débat me fit perdre trois jours que je passai dans le camp de Phunzé, un peu en avant de Nunda.

7 juin. — Ghiya, le chef d’un petit village où je m’arrêtai après le second jour de marche, se montra fort courtois à mon égard. Il ne demandait pas mieux que de me vendre une charmante jeune femme, réputée la plus belle du pays. Nous ne pûmes nous entendre, cela va sans le dire ; mais il prit grand plaisir à feuilleter mes albums et s’intéressa vivement à mes projets de voyage, comprenant à merveille que si je parvenais à descendre le Nil, les rives du N’yanza seraient ultérieurement, comme la côte de Zanzibar, un endroit d’échange où les produits agricoles de la contrée se métamorphoseraient aisément en verroteries, en étoffes et en fil d’archal. Chez lui m’arriva la nouvelle que Musa venait de mourir, et que Manua Séra tenait encore à Kigué. En répondant au sheik Saïd, je lui demandai de m’expédier tous ceux des esclaves du défunt qui consentiraient à prendre service sous mes ordres. Selon les prescriptions du Coran, la mort de leur maître doit les avoir affranchis.

Durant quelques milles encore, nous rencontrâmes çà et là des villages ; mais à ceux-ci succéda bientôt une vaste étendue de jungles, peuplée seulement d’antilopes et de rhinocéros. On y trouve un nullah, tributaire de la Gombé ; ils forment, à eux deux, la limite du grand Pays de la Lune et du royaume d’Ouzinza.