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flèche ou de javeline, s’étaient dispersés dans les taillis ; un seul, notre petit Rahan, son fusil armé, défendait vaillamment sa charge contre cinq sauvages arrivés sur lui la lance haute. Parmi les fuyards, deux ou trois passent pour morts ; quelques-uns ont reçu des blessures. Nos caisses, nos verroteries, nos étoffes, jonchent au hasard les bois voisins. Bref, un naufrage complet.

« On s’opposait ouvertement à ce que j’allasse demander justice au sultan, et il a fallu me résigner à demeurer assis au milieu de cette insolente canaille, exaltée par sa facile victoire. Parmi les coquins qui m’entouraient, plusieurs étaient déjà vêtus de la dépouille enlevée à nos gens.

« Dans l’après-midi, quinze hommes et autant de charges m’ont été renvoyés avec un message du sultan. Il affirme que l’attaque est le résultat d’une simple méprise, qu’un des agresseurs a déjà eu la main coupée pour ce méfait, et que tout ce qui nous appartient nous sera rendu.

« Tout à vous,
J. A. Grant. »

J’ai fini par persuader à Lumérési qu’il fallait demander compte à M’yanga des violences exercées contre les pagazi de Grant, aussi bien parce qu’ils sont ses sujets qu’à raison des conséquences inséparables de pareils procédés. Les routes ainsi fermées, plus de caravanes et plus de hongo. Lui-même, d’ailleurs, se verrait bientôt hors d’état d’expédier son ivoire sur la côte. Touché de ces raisons, il autorise le départ d’une douzaine de portefaix qui consentent à s’aller mettre sous les ordres de Grant.

Sur ces entrefaites (4 oct.) arrive un message de Suwarora, roi voisin de Lumérési, qui lui enjoint de nous laisser partir sans retard ; à l’appui de cette sommation, il envoie ce qu’on pourrait appeler son sceptre : une longue baguette de bronze, autour de laquelle sont fixés des talismans, et qu’on appelle kaquenzingiriri, — le maître de toutes choses. C’était une invitation que le chef nous adressait ; Suwarora ne réclame aucun hongo ; son unique but est de nous voir, et il nous envoie ce kaquenzingiriri pour nous faire respecter partout ou nous passerons. — Lumérési, bien évidemment confus de l’ascendant qu’exerce sur lui cette baguette de Suwarora, nous a quittés cette nuit sans prendre congé de nous.

Enfin, ayant à ma disposition ce qu’il me faut de pagazi pour emporter la moitié de nos marchandises, je pars en avant, tout malade que je suis, obligé de m’arrêter à chaque pas pour reprendre haleine, et complètement privé de l’usage de mon bras gauche. Grant me rejoint, le lendemain, 7 octobre, avec le reste des bagages.

Pongo, le chef du premier district que nous traversons, débute (12 oct.) par nous envoyer une vache dont il réclame, bien entendu, l’équivalent. Une entrevue que nous sollicitons est refusée, sous prétexte que notre hôte consulte sa « corne magique » afin de savoir quelles gens nous sommes. Suivent les fatigantes négociations du hongo, telles qu’il a fallu les raconter déjà bien des fois. Nos présents nous sont renvoyés avec un dédain affecté. Ce que nous y ajoutons, conformément aux prétentions qu’on a élevées, se trouve encore insuffisant ; et aucun des déboires de cette misérable diplomatie africaine, diplomatie de mendiants et de larons, ne nous est épargné. Cette fois, cependant, quand on a battu le « tambour de satisfaction, » les gens de Suwarora viennent le plus galamment du monde se prosterner à mes pieds en me félicitant de cette heureuse issue ; Pongo se montre enfin après une nuit d’hésitations, mais avec une nombreuse escorte et en tenant sa tête cachée dans un morceau d’étoffe, car il craint notre « mauvais œil, » à ce qu’il paraît. Du reste, il n’en rachète pas moins en partie ses fâcheux procédés, car ses exhortations déterminent un certain nombre de ses sujets à s’enrôler avec nous, et nous en avions grand besoin, vu que la moitié de nos pagazi venait de prendre la fuite. On abuse, il est vrai, de notre position pour nous faire payer horriblement cher. Nos portefaix sont engagés à raison de dix colliers de perles par tête et par journée de marche. C’est à peu près dix fois plus que n’accordent ordinairement les trafiquants arabes. La volaille abonde ici comme ailleurs, bien qu’on l’élève uniquement afin de la vendre aux caravanes, et que les indigènes n’en usent jamais eux-mêmes, — si ce n’est dans les sacrifices divinatoires, lorsqu’ils coupent l’animal en deux pour préjuger l’avenir d’après l’inspection de son sang et de ses os.

17 oct. Chez N’yaruwamba. — Répétition de ce qui s’est passé chez Pongo. Je me garde bien d’accepter la vache avant que le tribut soit réglé ; mais cette précaution ne me sert pas à grand-chose. J’ai affaire à un coquin dont les promesses les plus formelles sont violées avec un sang-froid parfait. Quand il tient ce qu’il a demandé lui-même, il réclame impudemment de nouvelles concessions, un collier par-ci, un bracelet par-là ; tant et si bien que mes hommes perdent patience et risqueraient volontiers le combat, indignés de voir qu’un « roi » peut ainsi fausser sa parole. Il n’en faut pas moins céder et, à neuf heures du soir seulement, le bruit du tambour nous annonce que nous sommes libres de suivre notre chemin.

18 oct. Frontière de l’Oukhanga. — Nous avons traversé l’Ouzinza jusqu’à son extrémité nord. Devant nous s’étend un désert qui le sépare des possessions de Suwarora. Installés dans une boma, nous y sommes bientôt assaillis par des villageois qui nous cherchent querelle et commencent à se gourmer avec mes hommes dans l’espoir de nous dépouiller ; mais nos fusils nous donnent une supériorité marquée sur ces pauvres diables, qu’un petit nombre de coups tirés en l’air dispersent à travers champs ; ils reviennent à la nuit, complétement pacifiés, et tout semble promettre un retour de calme, quand une nouvelle alerte nous est donnée. Il s’agit d’une marche des Vouatuta qui vont, à ce qu’on prétend, attaquer N’yaruwamba. Les pagazi enrôlés chez Pongo nous ont déjà faussé compagnie. Encore un jour de