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REVUE GÉOGRAPHIQUE,

1864
(PREMIER SEMESTRE)
PAR M. VIVIEN DE SAINT-MARTIN.
TEXTE INÉDIT.



La France dans l’Extrême-Orient. Nos nouveaux sujets de la Cochinchine. Les récentes publications de MM. Léopold Pallu, de Grammont, Aubaret et Bineteau. Le présent et l’avenir. — Création à Paris d’une Commission scientifique, pour diriger l’exploration du Mexique. Grandeur de cette tâche ; avenir qu’elle ouvre aux études américaines. — Retour en Afrique. M. Henry Duveyrier, lauréat de la Société de Géographie. Le Sahara central et les Touâreg. Coup d’œil sur le passé historique de la nation berbère. L’intérêt politique et l’intérêt de la science. — Le capitaine Speke et les sources du Nil.


I

Lorsque la France, il y a trente-quatre ans, planta son drapeau sur la terre algérienne, dix années et plus devaient s’écouler avant que les germes scientifiques que toute colonisation européenne porte avec elle donnassent leurs premiers fruits : dix années de luttes journalières, de combats pied à pied contre un ennemi toujours renaissant et partout se dérobant sous nos coups. Ce fut seulement lorsque cet insaisissable ennemi se fut réuni à la voix d’Abd-el-Kader, et que nous eûmes devant nous un véritable adversaire, que la victoire fut décidée. Antée put enfin être pris corps à corps, et fut bientôt étouffé sous l’étreinte de nos légions. De ce jour l’œuvre colonisatrice a commencé sa tâche, et avec elle l’œuvre de la science.

L’histoire de notre établissement d’Afrique est, sous ce rapport, celle de toutes les colonies ; les circonstances locales y mettent seules quelque différence.

De l’Algérie portons nos regards vers l’Asie orientale : avec des obstacles moins grands nous y verrons un progrès plus rapide. La basse Cochinchine est depuis deux ans à peine une possession française, et déjà notre autorité respectée se traduit en une organisation régulière, en même temps que des publications remarquables, dues à des témoins oculaires de l’occupation ou à des officiers qui y ont une part active, nous apportent des notions étendues sur une contrée dont l’Europe n’avait que l’idée la plus vague.

C’est une assez singulière histoire, une histoire dont bien des gens ont quelque peine à se rendre compte, que cette acquisition à brûle-pourpoint d’un large territoire situé au bout du monde, et dont le nom, au moins pour la grande masse du public, ne s’était jamais trouvé mêlé à nos propres affaires. On n’était pas habitué chez nous, comme pourraient l’être nos voisins d’outre-Manche, à ces surprises politiques qui d’un jour à l’autre ajoutent un nom nouveau à la liste des possessions coloniales de la nation. Il est permis de croire que même dans une région plus élevée celle-ci a été quelque peu imprévue, au moins dans les proportions qu’elle a prises. Dans tous les cas, hasard ou réflexion, il faut reconnaître qu’il était impossible de faire un meilleur choix. Un ministre de la royauté de 1830 disait, il y a vingt ans, dans les instructions officielles d’une de nos expéditions maritimes : « il ne convient pas que la France soit absente d’une si grande partie du monde, où déjà les autres nations de l’Europe ont pris pied. Il ne faut pas, en cas d’avaries, que nos bâtiments ne puissent se réparer que dans la colonie portugaise de Macao, dans le port anglais de Hong-kong ou à l’arsenal de Cavita, dans l’île espagnole de Luçon. » Ces considérations très-sages sont aujourd’hui devenues bien autrement impérieuses, dans la situation nouvelle que créent à notre marine les récents événements de la Chine et du Japon. À moins de se condamner à un état d’infériorité que la France ne peut accepter vis-à-vis de ses ennemis ni de ses alliés, il lui fallait dans les mers orientales un large pied à terre où à tout événement nous fussions chez nous. Au lieu d’un pied à terre, les circonstances nous ont mis sous la main une riche possession ; ce n’est pas à nous à nous en plaindre.

La vaste péninsule pour laquelle nos géographies européennes ont créé la dénomination très-bien appropriée d’Indo-Chine, a été peu visitée par les voyageurs ; mais depuis deux siècles et plus, c’est une terre familière à nos missionnaires. Jusqu’à ces derniers temps au moins, le peu que nous savions du Tunkin, de la Cochinchine, du royaume de Siam et des contrées intérieures, c’était à eux que nous le devions bien plus qu’aux relations politiques. Dans ces pays où règne depuis deux mille ans le culte dégénéré du Bouddha indien, les propagateurs de la parole chrétienne ont traversé bien des fortunes diverses. Tantôt accueillis, tantôt persécutés par les chefs du pays, ils ont plus d’une fois arrosé de leur sang cette terre qu’ils voulaient appeler à un meilleur avenir. Depuis vingt ans surtout une persécution cruelle les avait frappés, eux et leurs prosélytes. Dans cette crise terrible, leurs regards se tournaient vers la France, leur protectrice naturelle. Des réclamations avaient été adressées plus d’une fois au gouvernement