Page:Le Tour du monde - 10.djvu/100

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distribués, les meubles et les ornements y sont d’un goût exquis et d’un très-grand prix. On trouve dans les cours et dans les passages des vases de marbre, de porcelaine et de cuivre, pleins de fleurs. Au devant de quelques-uns de ces bâtiments, au lieu de statues immodestes, sont placées sur des piédestaux de marbres des figures, en bronze ou en cuivre, d’animaux symboliques, et des urnes pour brûler des parfums.

« Chaque vallon a sa maison de plaisance ; petite, eu égard à l’étendue de tout l’enclos, mais en elle-même assez considérable pour loger le plus grand de nos seigneurs d’Europe avec toute sa suite. Plusieurs de ces maisons sont bâties de bois de cèdre, qu’on amène à grands frais de cinq cents lieues d’ici. Mais combien croiriez-vous qu’il y a de ces palais dans les différents vallons de ce vaste parc ? Il y en a plus de deux cents, sans compter autant de maisons pour les eunuques ; car ce sont eux qui ont la garde de chaque palais, et leur logement est toujours à côté, à quelques toises de distance ; logement assez simple, et qui, pour cette raison, est toujours caché par quelque bout de mur ou par les montagnes factices.

« Les canaux sont coupés par des ponts de distance en distance. Ces ponts sont ordinairement de briques, de pierres de taille, quelques-uns de bois, et tous assez élevés pour laisser passer librement les barques. Ils ont pour garde-fous des balustrades de marbre blanc, travaillées avec art, et sculptées on bas-reliefs ; du reste, toujours différents entre eux par la construction. N’allez pas vous persuader que ces ponts sont construits en ligne droite ; ils vont en tournant et en serpentant ; de sorte que tel pont, qui pourrait n’avoir que trente à quarante pieds de longueur s’il était en droite ligne, par les contours qu’on lui fait faire, se trouve en avoir cent ou deux cents. On en voit qui, soit au milieu, soit à l’extrémité, ont de petits pavillons de repos, portés sur quatre, huit ou seize colonnes. Ces pavillons sont, d’ordinaire, sur ceux des ponts d’où le coup d’œil est le plus beau ; d’autres ont, aux deux bouts, des arcs de triomphe en bois ou en marbre blanc, d’une très-jolie structure, mais infiniment éloignée de toutes nos idées européennes.

« J’ai dit plus haut que les canaux vont se rendre et se décharger dans des bassins, dans des mers. Il y a, en effet, un de ces bassins qui a près d’une demi-lieue de diamètre en tous sens, et auquel on a donné le nom de mer[1]. C’est un des plus beaux endroits de ces jardins de plaisance. Autour de ce bassin, il y a, sur les bords, de distance en distance, de grands corps de logis, séparés entre eux par des canaux et des montagnes factices, ainsi que je l’ai dit.

« Mais ce qui est un vrai bijou, c’est une île ou rocher d’une forme raboteuse et sauvage, qui s’élève au milieu de cette mer à six pieds ou environ au-dessus de la surface de l’eau. Sur ce rocher est bâti un palais où cependant l’on compte plus de cent chambres ou salons. Il à quatre faces, et il est d’une beauté et d’un goût que je ne saurais vous exprimer. La vue en est admirable. De là on voit tous les palais, qui sont espacés sur les bords de ce bassin ; toutes les montagnes qui s’y terminent, tous les canaux qui y aboutissent pour y porter ou pour en recevoir les eaux ! tous les ponts qui sont sur l’extrémité ou à l’embouchure des canaux ; tous les pavillons ou arcs de triomphe qui ornent ces ponts ; tous les bosquets qui séparent ou couvrent tous les palais, afin d’empêcher que ceux qui sont d’un même côté ne puissent avoir vue les uns sur les autres[2].

« Les bords de ce charmant bassin sont variés à l’infini ; aucun endroit ne ressemble à l’autre ; ici, ce sont des quais de pierres de taille où aboutissent des galeries, des allées et des chemins ; là, ce sont des quais de rocaille, construits en manière de degrés avec tout l’art imaginable ; ou bien ce sont de belles terrasses, et de chaque côté un escalier pour monter aux bâtiments qu’elles supportent, et au delà de ces terrasses, il s’en élève d’autres avec d’autres corps de logis en amphithéâtre ; ailleurs, c’est un massif d’arbres en fleurs qui se présente à vous ; un peu plus loin vous trouvez un bosquet d’arbres sauvages, et qui ne croissent que sur les montagnes les plus désertes. Il y a des arbres de haute futaie et de construction, des arbres étrangers, des arbres à fleurs, des arbres à fruits.

« On trouve aussi sur les bords de ce même bassin quantité de cages et de pavillons, moitié dans l’eau et moitié sur terre, pour toutes sortes d’oiseaux aquatiques ; comme sur terre on rencontre de temps en temps de petites ménageries et de petits parcs pour la chasse. On estime surtout une espèce de poissons dorés dont, en effet, la plus grande partie sont d’une couleur aussi brillante que l’or, quoiqu’il s’en trouve un assez grand nombre d’argents, de bleus, de rouges, de verts, de violets, de noirs, de gris de lin, et de toutes ces couleurs mêlées ensemble. Il y en a plusieurs réservoirs dans tout le parc ; mais le plus considérable est celui-ci : c’est un grand espace entouré d’un treillis de fil de cuivre très-fin pour empêcher les poissons de se répandre dans tout le bassin.

« Enfin, pour vous faire mieux sentir toute la beauté de ce seul endroit, je voudrais pouvoir vous y transporter lorsque ce bassin est couvert de barques dorées, vernies, tantôt pour la promenade, tantôt pour la pêche, tantôt pour le combat, la joute et autres jeux ; mais surtout par une belle nuit, lorsqu’on y tire des feux d’artifice, et qu’on illumine tous les palais, toutes les barques, et presque tous les arbres ; car, en illuminations, en feux d’artifice, les Chinois nous laissent bien loin derrière eux, et le peu que j’en ai vu surpasse infiniment tout ce que j’avais vu dans ce genre en Italie et en France. »

  1. C’est le bassin sur les bords duquel étaient construits les bâtiments représentés dans la planche double de cette livraison.
  2. On n’a pu reproduire sur la grande planche qui représente une partie de la scène décrite ici par le frère Attiret, tout l’ensemble de la vue qu’embrasse le modèle chinois, à plus forte raison l’effet que produit l’infinie variété des couleurs éclatantes de la laque, relevée d’or, dont brillent dans leurs moindres détails, comme dans leur ensemble ces constructions féeriques.