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Si la joie du capitaine de frégate était des plus vives, grande fut la consternation de l’Impetiniri, lorsque son nouveau maître le poussant devant lui, l’eut conduit au rivage et fait entrer dans sa pirogue. À peine eûmes nous pris le large que les sanglots de l’enfant allèrent crescendo. Notre teint, nos barbes, nos vêtements, notre langage, notre habitude de nous moucher dans un carré d’étoffe au lieu d’accomplir cet acte naturel en nous pressant le nez avec les doigts, tout en nous, si différent de ce qu’il avait vu jusqu’alors, lui semblait stupéfiant et formidable. Quand vint le soir et que nous eûmes allumé sur une plage le feu du campement, la vue du récipient en fer battu où cuisait le souper, épouvanta l’enfant qui redoubla ses pleurs et se prit à trembler ; peut-être croyait-il que nous allions préalablement l’égorger, puis faire une étuvée et des grillades de son individu, lesquelles, soit dit en passant, eussent été fort tendres pour un anthropophage. Inutile de dire qu’il en fut quitte pour la peur ; mais cette peur chez lui était si forte, qu’il refusa obstinément de goûter aux aliments que nous lui offrîmes et passa la nuit à geindre sur un mode cadencé que nous n’avions encore entendu nulle part. Nous ne sûmes jamais si cette mélopée lamentable était une plainte enfantine ou un chant de mort à l’usage de sa nation.

Deux jours après son installation parmi nous, le petit drôle était si fort apprivoisé, qu’aux heures des repas, il venait comme un jeune chien, s’asseoir entre nos jambes et nous retirait familièrement le morceau de la bouche. Plus d’une fois nous fûmes obligés de le rappeler à l’ordre par de légères claques appliquées sur les doigts. En peu de temps il apprit à parler le quechua avec nos cholos et lorsque nous arrivâmes à Sarayacu, la mission centrale, les néophytes des deux sexes accueillirent si gracieusement le jeune infidèle et lui firent boire tant d’écuelles de mazato, que le premier jour, en visitant les huttes du village, nous relevâmes plusieurs fois et remîmes sur ses jambes l’Impetiniri trop ivre pour se tenir debout.

Habitation de Conibos.

Le surlendemain de l’achat du jeune sauvage, nous atteignîmes l’embouchure de la rivière Pachitea, le plus large sinon le plus long, des cours d’eau relevés en chemin. Une île placée à l’entrée, divisait son lit en deux bras. La largeur totale de cet affluent l’Apu-Paro, nous parut être de trois cents mètres. Il est formé à quatre vingt-deux lieues dans l’intérieur, par la réunion des rivières Palcaza et Pozuzo, nées sur deux points opposés de la Cordillère de Huanuco. Huit lieues plus bas, le Pichi lui porte par la droite le tribut de ses eaux, et trois rivières sans importance, le Carapacho, le Cosientata et le Calliseca, s’y jettent par la gauche.

À partir de ce point, le Tampu-Apurimac que nous avons vu après sa jonction avec le Quillabamba-Santa-Ana, prendre le nom d’Apu-Paro, ou Grand-Paro, sous lequel il est connu des indigènes, va troquer ce nom contre celui d’Ucayalé[1], que, plus tard, après sa jonction avec le Marañon, il répudiera pour adopter définitivement celui de rivière des Amazones, qu’il doit porter jusqu’à l’océan Atlantique.

En face de l’embouchure du Pachitea, sur la rive droite de l’Ucayalé, auquel les géographes ont retiré son e final, pour y substituer un i, s’étendait une plage de sable qui aboutissait à une espèce de dune, ou de colline, dont quelques parties étaient couvertes de cécropias et de grands roseaux, et d’autres dépouillées de végétation. Un espace de quelque deux cents pas, séparait la rivière de la colline. À bord de l’eau, une vingtaine

  1. Rencontre, jonction, confluent. — Les indigènes ne donnaient autrefois le nom d’Ucayalé, qu’à l’endroit où s’opérait la jonction des deux rivières Apu-Paro et Marañon. Les missionnaires, et à leur exemple les géographes, ont pris la partie pour le tout et donné le nom d’Ucayalé à l’Apu-Paro, après sa réunion avec le Pachitea.