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Occuperons-nous Madagascar ? That is the question. Ce n’est point ici le lieu d’en parler.

La population noire de Sainte-Marie se compose de six à sept mille habitants.

Ces Malgaches, quoique vivant à l’abri de la tyrannie ova, ne semblent point heureux ; on a voulu précipiter leur civilisation, brusquer leurs goûts, faire violence à leur caractère. Un peuple ne se transforme pas en quelques jours ; il faut de longues années, des siècles, pour le modifier, en admettant toutefois un mélange de sang.

Le Malgache est un être sensuel par excellence ; dénué d’instinct religieux, on a voulu tout d’abord l’astreindre à des pratiques que son intelligence bornée ne peut comprendre ; on a voulu pour ainsi dire l’élever à l’égal du blanc sans le faire passer par l’échelle progressive qui l’y pourrait conduire. Un pareil système ne saurait qu’annuler ses qualités naturelles, le démoraliser par l’hypocrisie et lui faire perdre le respect du blanc qu’il regarde comme son supérieur.

Les missions de Madagascar ont droit cependant à toutes nos admirations. Dans le dévouement qui les inspire, nos religieux ont le double mérite de la persévérance auprès d’une population rebelle, et du désintéressement le plus absolu. Les Anglais méthodistes leur livrent une guerre acharnée ; les moyens dont disposent ces derniers en font des concurrents redoutables.

« Mes amis, disait l’un d’eux, s’adressant au peuple de Tananarive, ces hommes, ces Français, ont beau vous dire que la religion qu’ils vous apportent est bonne, n’en croyez rien : lorsque Jésus-Christ, notre maître à tous, vint sanctifier la terre par sa présence, c’est en Angleterre qu’il descendit, c’est à nous qu’il confia sa doctrine, mais jamais, entendez-vous, jamais il ne mit les pieds en France : à cette préférence, jugez de la vérité des deux religions. »

Les Ovas, assurément, ne sont pas en état de s’enquérir autrement de la chose et de soutenir le contraire.

Nous eûmes à Sainte-Marie nos fêtes comme à Madagascar : danses sous la feuillée au bord de la mer, libations et jeux de toutes sortes. Les malheureux Malgaches s’en donnaient d’autant plus à cœur joie, que le gouverneur était absent, et que sa présence dans l’île chasse les jeux et les ris ; peut-être avons-nous compromis nos noirs amis et seront-ils condamnés à deux mois de gravité de plus ; ce qui est beaucoup pour un Malgache qui aime tant à rire.

Nous levâmes l’ancre le 3, dans l’après-midi, faisant voile pour Nossi-be où nous ne devions arriver que deux jours après.

Nous longeâmes les côtes de Madagascar, laissant à gauche la pointe à Larrey ; puis, poussant au nord-est, nous perdîmes bientôt la terre de vue pour ne la revoir qu’à la hauteur du cap Est, ou dès lors nous courûmes parallèlement à la côte.

Un vaste panorama, toujours divers et toujours nouveau, se déroulait à nos yeux ; depuis les hautes montagnes d’Angontsy aux collines dentelées de Vohemar et jusqu’aux sommets escarpés de la montagne d’Ambre, nous pûmes jouir du profil de la grande terre, sauf aux environs du cap, où l’Océan, toujours agité, nous força de prendre le large. Le lendemain, nous courions à toute vapeur dans une mer d’un bleu d’azur et tranquille comme un lac. À dix heures, nous doublions la pointe Saint-Sébastien ; peu après, nous apercevions Nossi-Mitsiou, patrie de Tsimiar, notre allié, dernier descendant des rois du Nord. Le soir, à six heures, nous étions mouillés à égale distance de Nossi-Fali et de Nossi-be.

Le lendemain, nous passions entre l’île de Nossi-Cumba et la forêt de Lucubé pour arriver à onze heures dans la rade d’Elsville, siége du gouvernement.

Comme Sainte-Marie, Nossi-be n’est qu’une dépendance de Madagascar ; la prise de possession de l’île peut n’être également considérée que comme un acheminement à l’occupation de la grande terre.

Nossi-be présente l’aspect dénudé des îles Malgaches, le premier soin des noirs étant d’incendier les forêts pour planter le riz et créer des pâturages à leurs bestiaux. L’administration a dû prendre les mesures les plus sévères pour garantir la forêt de Lucubé des mêmes dévastations.

Le sol de l’île est volcanique pour la plus grande partie, et de nombreux cratères éteints, aujourd’hui remplis d’eau, attestent l’ancienne action des feux souterrains. La rade d’Elsville est fort belle. Protégée des vents du nord et des vents d’est par l’île même, par celles de Nossi-Fali et de Nossi-Cumba, la mer y est unie comme une glace. Le paysage est gracieux et animé, le rivage se découpe en petites baies au fond desquelles reposent à l’abri des palmiers deux ou trois villages malgaches, et plus loin une petite ville arabe.

Comme à Sainte-Marie la population s’est groupée sur cette partie de la côte ; le reste de l’île est presque désert ; on n’y rencontre pas de Malgaches. Chassés de leurs domaines par l’envahissement des blancs concessionnaires, ils émigrent à Madagascar, ou viennent s’étioler dans la misère aux environs d’Elsville. On ne peut les astreindre à un travail quelconque et l’on ne s’en rend maître que par un engagement toujours forcé.

Les planteurs n’emploient comme travailleurs que des Macoas ou des Cafres ; c’est la race la plus résistante aux travaux des champs ; ils sont amenés par des Arabes qui pratiquent avec audace ce petit commerce de chair humaine.

Ils ont à cet effet des établissements sur la côte d’Afrique d’où ils rayonnent pour exploiter les villages avoisinants. Tout moyen leur est bon pour s’emparer des noirs ; ils les achètent, les attirent et les enlèvent. Quelquefois, à l’aide de verroteries ou de pièces de cotonnades aux couleurs éclatantes, ils séduisent de pauvres filles, les entraînent par l’appât loin du village, et là, ils s’en emparent, les enchaînent et les transportent dans leur enclos. Je dis enclos, car ils n’ont même point d’abri à leur offrir ; ils les parquent comme des bœufs ou des bêtes fauves, entre de hautes palissades et jettent à ces