Page:Le Tour du monde - 10.djvu/271

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verneur général touche, pendant les cinq ans de séjour qu’il fait aux Indes, de superbes appointements qu’il économise ainsi que ses peines. Peu lui importe de rester quelquefois six ou huit heures de plus qu’il ne faut pour faire le trajet de sa résidence à Batavia, pourvu qu’il retourne riche en Hollande. Et puis, voilà deux cent cinquante ans que cela dure ainsi : cela peut encore continuer. »

J’allais m’incliner en signe d’assentiment, quand la voiture s’arrêta tout à coup ; nous étions entrés jusqu’aux essieux dans une fondrière.

Nous y serions sans doute restés, malgré les cris et les coups de fouet, sans une voiture qui nous rejoignit et nous prêta ses chevaux. Mais un peu plus loin, ce fut à recommencer ; on attela des buffles qui cassèrent les traits, et nous fumes obligés de mettre pied à terre et de décharger les malles pour alléger la voiture ; nous en sortîmes pourtant cette fois encore, mais non sans peine.

Nous eûmes aussi à faire l’épreuve du caractère des chevaux de Java, qui ont parfois les lubies les plus singulières et même les plus dangereuses. L’un des nôtres se contenta de refuser tout à coup de marcher et se fit traîner par ses camarades, et ce ne fut qu’après qu’on l’eût dételé et changé de place, qu’il se décida à reprendre son allure habituelle.

Plus loin, dans une route parallèle à celle des voitures, nous vîmes des kahars traînés par des buffles qui s’étaient tellement enfouis dans la boue, que chars et animaux ne la dépassaient plus que de quelques centimètres.

Ajoutons, pour être juste, que les buffles préfèrent les routes les plus profondément bourbeuses, malgré le surcroît de tirage.

Bref, partis de Batavia à six heures du matin, nous arrivâmes à Boghor à une heure et demie ; c’est-à-dire que nous avions mis huit heures pour faire dix lieues. Décidément, le gouvernement hollandais ne fait rien ou presque rien pour faciliter les communications avec l’intérieur : il est vrai qu’il a ses raisons pour cela.

À mon arrivée à l’hôtel Bellevue, je fus cordialement accueilli par le propriétaire, M. Grenier, et logé dans un ravissant pavillon qui porte le nom de Villa d’Amore. Je n’ai pas encore rencontré dans tous les pays que j’ai parcourus une habitation aussi admirablement située. De ma fenêtre, j’aperçois en face le groupe du Salac, couvert jusqu’à ses cimes les plus élevées de la splendide végétation des tropiques ; sur ma gauche, toute la chaîne des montagnes du Bantam, et, au-dessous, les croupes veloutées de Tjomas qui s’abaissent et viennent baigner leurs pieds dans la belle rivière qui coule au centre du tableau, à cent mètres au-dessous de moi ; à ma droite, s’élèvent de grands cocotiers par-dessus lesquels j’aperçois dans le lointain les bases du Pangrangoh.

Non-seulement je me déclare impuissant à décrire ce splendide paysage, mais je ne me suis même jamais senti le courage d’en faire le dessin. Comment reproduire cet ensemble merveilleux ? Comment ne pas perdre, en le réduisant, le charme infini du détail ? Ces fourrés impénétrables, cette mer d’arbres que le vent agite sans cesse et que le soleil, dans sa course, fait changer à chaque instant d’aspect ? Et cette rivière, tour à tour or, feu, argent, opale, serpentant à travers les sombres masses de verdure ?

Je n’oublierai jamais les heures délicieuses que j’ai passées, mollement bercé par mon hamac, sur la terrasse de la Villa d’Amore, à admirer les couchers du soleil. Chaque soir c’était un nouveau spectacle. Je ne me lassais pas de regarder ce tableau mouvant, ces vallées graduellement envahies par les ombres de la nuit, ces coteaux resplendissants de lumière tout à l’heure et revêtus maintenant des tons les plus puissants du vert, enfin tout cet admirable panorama qui finissait par se confondre en une masse imposante, riche de détails perdus, de formes disparues, de tons effacés ! J’oubliais tout alors, et n’eût été ma pensée, qui suivait avec inquiétude un navire voguant vers la France, mon bonheur eût été complet.

Après avoir visité l’établissement de M. Grenier, j’allai faire un tour par la ville. Bien moins important que Batavia et que Soërabaija, Boghor diffère essentiellement de ces deux villes, en ce qu’il est construit sur les collines qui forment les premières croupes du groupe du grand Salak, volcan à demi éteint. Sauf le palais du gouverneur général, un Versailles en petit, je ne vois aucun monument remarquable ; mais par exemple ce palais possède le plus beau jardin botanique du monde. Signalons ici les superbes banians qui s’y trouvent ; ces arbres, qu’on peut justement appeler multipliants, étalent au loin leurs branches énormes qui, s’inclinant vers le sol et y reprenant racine, soutiennent l’arbre géant de leurs puissants étais. Il y a là une allée, taillée dans un seul de ces banians, dans laquelle peuvent passer six voitures de front, pendant six ou huit minutes, et au trot de leurs chevaux. Notons encore une collection complète de la famille des palmiers, réunion certainement unique dans le monde entier.

Les environs de la ville sont véritablement un paradis terrestre. La végétation est ici plus vivace et plus vigoureuse encore que dans la plaine de Batavia. Les mouvements du sol, brusques et imprévus, révèlent facilement leur origine volcanique et donnent au paysage un caractère particulier. Ce sont de profondes vallées, des collines arrondies par endroits, ailleurs déchirées de profonds ravins, au fond desquels murmurent des eaux bouillonnantes, dérobées à la vue par de formidables épaisseurs de plantes de toutes sortes. Du côté de Batavia, le pays s’ouvre tout à coup et offre à l’œil charmé de longues perspectives, de larges rivières, des torrents impétueux.

Je remarque, au-dessus de ces torrents, de merveilleux ponts suspendus, de l’architecture la plus solide et la plus ingénieuse, et dont le bambou, le Protée indien, et quelques pierres font tous les frais.