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auxquels sa présence devait assurer les ressources nécessaires.

Pain, riz, biscuit, thé, café, vins, liqueurs, beurre salé, conserves de viandes, légumes en boîtes achetés à Pékin, ou venus de Shang-haï par l’entremise de négociants européens, vêtements de tout genre, surtout de ces chaudes pelisses mongoles, doublées en fourrures ou en peaux de mouton, si nécessaires pour affronter les vents glacés du désert, enfin tout ce qu’il avait été possible de prévoir, en fait de provisions de bouche ou de choses nécessaires à la vie, avait été réuni et emballé avec soin.

Toutes ces précautions prises, le jour du départ fut fixé au 17 mai de grand matin.

Les chemins étaient en fort mauvais état, on avait à franchir des défilés montagneux ; aussi fut-il décidé qu’on ferait à cheval le trajet de deux cent six kilomètres qui séparait Pékin de Kalgan.

Le 17 mai, à six heures du matin, les voyageurs étaient réunis devant le palais de la légation française, au milieu d’une foule empressée de badauds chinois.

Mme de Bourboulon, qui avait adopté dès ce moment le costume d’homme qu’elle devait porter dans tout le voyage, c’est-à-dire une veste en drap gris à parements en velours, de larges pantalons en étoffe bleue, des bottes à l’écuyère, et par-dessus, à volonté, un manteau mongol à capuchon doublé de fourrure, montait son cheval favori, qui l’avait amenée à Pékin et avait été son compagnon pendant toutes ses excursions dans la ville et dans les campagnes environnantes.

Le ministre de France et le capitaine Bouvier, qui retournait avec lui en France, étaient montés sur des chevaux anglo-indiens achetés à Pékin d’officiers anglais qui avaient fait la dernière campagne.

Sir Frédérick Bruce, ministre d’Angleterre, M. Wade, secrétaire de la légation anglaise, savant sinologue, M. Trèves, lieutenant de vaisseau de la marine française et un des jeunes interprètes français se trouvaient aussi au rendez-vous ; de ces messieurs, les premiers voulaient pousser jusqu’à la grande muraille, les autres se proposaient seulement une promenade jusqu’aux tombeaux des Mings, à trente kilomètres nord-est de Pékin.

Deux mandarins chinois, l’un de rang distingué, décoré du bouton rouge, l’autre ne portant encore que le bouton blanc, attendaient gravement le moment du départ, qui devait les revêtir de leurs fonctions, consistant à accompagner les voyageurs jusqu’à Kalgan, à veiller à leur sécurité et à leur faire fournir, sur réquisition, tout ce qui leur serait nécessaire.

De nombreux Ting-tchaïs, espèce de messagers officiels de la légation anglaise, et d’autres domestiques indigènes venaient ensuite.

Tous ces Chinois étaient gravement juchés sur de mauvaises rosses fourbues et couvertes de plaies, les genoux relevés à hauteur du coude, et se tenant à la crinière de leur monture comme les singes sur les chiens du Cirque.

Enfin, en dernier lieu, deux litières à brancard portées par des mules, remplaçaient avantageusement pour la force sinon pour la docilité les porteurs habituels. L’une de ces litières était destinée à Mme de Bourboulon, dans le cas où elle se sentirait fatiguée de ce long voyage à cheval, l’autre servait d’équipage à cinq charmants petits chiens chinois et japonais qu’elle ramenait avec elle en Europe.

Le mandarin à bouton rouge vint prendre les ordres des ministres et donna le signal du départ.

En ce moment, de bruyantes détonations retentirent : des fusées, des serpenteaux, des pétards éclatèrent de tous côtés, à la porte, dans les jardins et jusque sur les murs de la légation.

Une confusion inexprimable s’ensuivit : personne ne s’attendait à cette politesse à bout portant, organisée avec mystère par les serviteurs chinois de la légation.

Une des mules brisa le brancard de la litière à laquelle elle était attelée et se jeta au milieu des curieux effrayés ; il fallut une heure pour recomposer la cavalcade et remplacer la mule qui s’était échappée ; un grand nombre des Chinois de la suite, qui avaient été jetés par terre, avaient dû courir après leurs chevaux et se précipiter à la recherche de leurs sangles, de leurs coussins et de leurs couvertures fort compromises au milieu de la foule populaire qui entourait la cavalcade. Il est vrai que le Chinois monte sur n’importe quoi, et n’importe comment : c’est son lit (coussins et couvertures) qui lui sert de selle ; il s’y hisse avec grand’peine, mais il en descend avec une facilité étonnante ; dix fois dans une journée, il tombera de cheval, dix fois il y remontera avec la même parfaite quiétude. Il est vrai aussi que, par une sorte de grâce d’état, il ne se fait jamais de mal.

Ces domestiques du Céleste-Empire font un excellent service en voyage : ils ne se plaignent de rien, se contentent de peu pour leur nourriture, et opposent à tous les accidents une résignation inouïe.

C’est là un des caractères spéciaux de cette race jaune, qui n’a pour résister à l’activité dévorante des Européens qu’une inaltérable passiveté.

Cependant Mme de Bourboulon, dont le cheval épouvanté du bruit et de la foule s’était emporté à travers la ville, attendait depuis une heure environ sur une grande place, près de la porte de Ngau-bing : « C’est la première fois, dit-elle dans son carnet de voyage, que je me suis trouvée absolument seule au milieu de cette grande ville ; j’ai pu arrêter mon cheval près d’une pagode que je ne connaissais pas, car je n’avais pas visité ce quartier de Pékin ; mon costume d’homme a excité la curiosité, et bientôt une foule immense m’a entourée. Quelque pacifique et respectueuse même qu’elle fût à mon égard, j’avoue que j’ai trouvé le temps long, et que j’éprouvai un sensible plaisir aussitôt que je pus rejoindre la cavalcade où l’on commençait à s’inquiéter de mon absence. »

Enfin, tout le monde étant réuni, on franchit par cette même porte de Ngau-bing l’enceinte murée de la ville