Page:Le Tour du monde - 10.djvu/412

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et à bourdonner sous les doigts des chanteurs, qui entonnèrent d’une voix de fausset nasillarde les mélodies les plus étrangères ; une vieille gitana, type achevé de sorcière, et qui en effet, comptait parmi les plus illustres du Sacro-Monte, s’était assise au pied d’un mur sur lequel s’étalait le squelette desséché d’une énorme chauve-souris, accessoire qui ajoutait encore à son air passablement satanique ; elle s’arma d’un grand pandero, dont la peau bronzée résonna bientôt sous ses doigts, accompagnant le cliquetis des lames de cuivre : Anda, vieja ! auda, revieja ! — Va, vieille ! va, deux fois vieille ! lui disaient les jeunes en l’excitant ; et le tambour de basque se mit à ronfler plus fort sous le pouce nerveux de la gitana.

Une grande jeune fille admirablement faite, qu’on appelait la Pelra, se mit à danser le Zorongo avec une souplesse et une grâce charmantes ; ses pieds nus effleuraient le sol parsemé de cailloux, comme si elle eût dansé sur un tapis ; les guitares pressaient le mouvement, et les cris de : Juy ! ole ! ole ! Alza ! retentissaient de toutes parts, accompagnés d’applaudissements enthousiastes et de palmeados frappés dans la paume de la main ; la gitanilla savait bien, du reste, que de jolies pièces blanches seraient la récompense de son talent, et nous pensions en la regardant à ces vers des Romances burlescos de Gongora, où le poëte dépeint une gitana habile à attirer au son d’un pandero les cruzades, qui sont une bonne monnaie :

Al son de un pandero
Que a su gusto suena,
Deshaze Cruzados
Que es buena moneda.

La danseuse, enivrée par son succès, redoublait d’agilité, et bientôt ses longs cheveux noirs, s’étant dénoués, flottèrent épars sur ses brunes épaules. Un jeune gitano s’élança auprès de la Pelra, deux autres couples en firent autant, et la mêlée ne tarda pas à devenir générale, les couples se réunissant et se séparant pour se rejoindre de nouveau. Les danseurs, électrisés par les applaudissements des gitanos et par les nôtres, que nous ne leur épargnions pas, continuèrent ainsi longtemps encore, et ne s’arrêtèrent que quand les guitarreros, épuisés de fatigue et à bout de voix, cessèrent de chanter et de frapper les six cordes de leur instrument.

Un instant après, ce fut le tour de deux petites gitanas de huit à dix ans qui, jalouses des succès de leurs sœurs aînées, se mirent à les imiter ; l’une d’elles, à peine vêtue de quelques haillons troués, décrivait des cercles avec ses petits bras, et faisait résonner en mesure ses castagnettes, tandis que l’autre, relevant d’une main le bas de sa jupe, se campait fièrement en prenant les poses les plus crânes, la tête relevée, les jarrets tendus et le poing sur la hanche, à laquelle elle imprimait ce mouvement de va-et-vient horizontal qu’on appelle zarandeo, parce qu’il ressemble à celui d’un crible qu’on agite. Le père, un gitano au teint bronzé, coiffé du foulard et du sombrero calañes, faisait résonner le pandero sous son pouce, pendant que la mère regardait complaisamment ses enfants danser ; la vieille gitana, celle qu’on appelait la revieja, ne restait pas inactive : se rappelant le temps éloigné de sa jeunesse, elle avait passé les castagnettes à son pouce, et, joignant l’exemple à la parole, elle encourageait les petites danseuses en accentuant les poses et en répétant de temps en temps : Mas zarandeo, chica, mas zarandeo ! — Plus de zarandeo, petite, plus de zarandeo !

Cependant, les danses n’étaient pas encore finies ; électrisés nous-mêmes par le roulement sonore des panderos et par les accords saccadés des guitares qui accompagnaient des chants au rhythme le plus étrange, nous voulûmes à notre tour prendre part au baile : en un instant habits et gilets furent accrochés aux raquettes d’un cactus, nos mains s’armèrent des inévitables castagnettes, et nous nous élançâmes dans l’arène le jarret tendu, le corps cambré et les bras arrondis, prêts à mettre à profit les leçons que nous venions de prendre. Deux des gitanas qui s’étaient déjà distinguées s’avancèrent de nouveau, prêtes à nous tenir tête, et le ballet recommença avec un redoublement d’entrain. Une nouvelle danseuse vint se joindre à nous : c’était une gitana d’une quinzaine d’années, à l’air timide et mélancolique ; une épaisse chevelure couvrait sa petite tête, et de longs cils voilaient ses grands yeux noirs, d’une sauvagerie extraordinaire ; ses petits pieds nus et ses mains d’enfant annonçaient une grande pureté de race, et auraient fait envie aux beautés les plus aristocratiques. Dès les premiers pas qu’elle fit, nous fûmes frappés de la souplesse étonnante de sa taille ; ses mouvements n’avaient rien de l’impétuosité que déployaient ses compagnes ; à peine changeait-elle de place, agitant ses bras avec une grâce nonchalante, et donnant à son cou des inflexions charmantes ; à vrai dire, elle ne dansait qu’avec les hanches, et cependant jamais danse ne fut plus expressive ; très-sérieuse elle-même, elle nous prenait tout à fait au sérieux comme danseurs ; aussi eûmes-nous un certain succès parmi les gitanos, et un succès tel qu’on fut obligé de fermer les portes pour empêcher la foule d’envahir le patio, car le bruit s’était répandu de grotte en grotte que trois caballeros ingleses, — on nous prenait pour des Anglais, — se livraient au zarandeo comme de vrais Andalous, chose inouïe dans les annales du Sacro-Monte.

Nous retournâmes souvent au Sacro-Monte, et chaque fois la fête recommençait, car les gitanos nous reconnaissaient de loin, et aussitôt qu’ils nous voyaient arriver, ils s’empressaient d’aller chercher les guitares et les panderetas ; les danses finies, il y avait une distribution de pesetas, monnaie à laquelle danseurs, musiciens et danseuses étaient loin d’être indifférents.

Dans une de ces visites, nous surprîmes un jour la vieille gitana, que nous avions surnommée la revieja, en flagrant délit de buena ventura. Quatre jeunes femmes élégantes, coiffées de longues mantilles de dentelle noire, s’étaient rendues au Sacro-Monte, désireuses sans doute d’arracher à l’avenir quelques secrets