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cavaliers européens et deux Ting-tchai[1], ce qui prouve le degré de sécurité dont on jouit maintenant à Pékin.

« Qui eût pu prévoir cela, il y a deux ans, alors que l’entrée de cette ville mystérieuse était interdite sous peine de mort aux Européens !

« La curiosité de la population commence à s’émousser ; on nous regarde, on se retourne pour nous voir plus longtemps, mais nous ne sommes plus suivis par une masse de peuple, ce qui est un progrès véritable, et rend ces longues promenades plus faciles et plus agréables.

« Nous sommes sortis de la Ville Mongole par la porte de Tien, et suivant la large chaussée qui sépare les deux villes, nous avons fait notre entrée dans la Ville Chinoise par la porte de Tchoaen-Tche.

« Nous avons débouché alors sur l’avenue de l’Est qui est d’une assez belle largeur et régulièrement bâtie : de nombreuses boutiques de marchands de soieries, de porcelaines et de laques s’étalent des deux côtés de la rue ; chaque marchand a devant sa porte une planche haute de dix à douze pieds soigneusement vernie et dorée, sur laquelle sont indiquées en gros caractères les marchandises qu’il débite : cette suite de pilastres, placés de part et d’autre le long des maisons et à égale distance, produit la perspective la plus agréable, et donne à ces longues rues l’apparence d’une décoration théâtrale. L’usage de cette sorte d’écriteaux est commun à tous les marchands des grandes villes de la Chine.

« En avançant dans l’avenue de l’Est, nous avons dû diriger rapidement nos montures sur le côté de la chaussée, pour éviter une formidable machine qui marchait sur nous, ébranlant sur son passage les maisons et le sol même qui tremblaient tout à l’entour.

« Qu’on se figure deux cents chevaux au moins attelée en éventail avec un câble presque aussi gros que le corps d’un enfant à un chariot sur lequel est placé un gigantesque monolithe ! Pour combiner la simultanéité d’efforts qui leur permet de transporter des poids énormes, les Chinois sont d’une habileté merveilleuse ; j’ai vu des portefaix transporter à dos des pièces de fonte ou des canons dont la pesanteur aurait fait reculer les Européens les plus vigoureux. Ce n’est pas par la force seulement, c’est par l’adresse qu’ils réussissent.

« Rien n’était plus étonnant que la manière dont les charretiers s’y prenaient pour pousser leurs chevaux ; les coups de fouet et les excitations verbales se succédaient avec un ensemble merveilleux, et le chef du travail, l’ingénieur sans doute, précédant la lourde machine, devant laquelle il marchait à reculons, faisait avec ses bras un télégraphe animé, comme un capitaine de navire sur son bord, lorsqu’il commande une manœuvre difficile.

« Nous sommes arrivés au bout de la chaussée à un vaste carrefour formé par l’avenue de l’Est qui s’y termine et la grande rue qui traverse la Ville Chinoise de l’orient à l’occident, en reliant ensemble, par une voie directe, les portes de Conan-Tsu et de Cha-Coua.

« Ce carrefour populeux emprunte, un caractère tout particulier à la grande quantité de revendeurs de la campagne qui viennent y étaler des viandes, du gibier et surtout des légumes ; j’y remarquai des tas énormes d’oignons et de choux qui s’élevaient jusqu’à la hauteur des portes des maisons. Les paysans et paysannes, assis par terre sur une natte de jonc ou sur un escabeau en bois, fument tranquillement leurs pipes, tandis que les vieilles mules rétives, les ânes tout pelés, qui ont servi au transport des marchandises, errent sur le marché au milieu de la foule, allongeant leur long cou pour saisir au passage quelque légume ou quelque herbe moins surveillés.

« À chaque pas des citadins à la démarche nonchalante et prétentieuse, armés d’un éventail, au moyen duquel ils protègent leur teint blême et farineux contre les ardeurs du soleil, se rencontrent avec de robustes campagnards au teint cuivré, chaussés de sandales et coiffés de larges chapeaux de paille.

« Un pavillon, placé au milieu du carrefour et garni d’une devanture en papier huilé, contient un poste de soldats de police chargés de maintenir l’ordre dans le marché.

« Nous ne savions comment guider nos chevaux au milieu de cette cohue que les cris énergiques et les imprécations sonores de nos Ting-tchai finirent cependant par faire ranger, et nous gagnâmes les abords du pavillon de police, espérant y être plus tranquilles et voulant tenir conseil sur la direction qu’il nous fallait suivre.

« Nous y étions à peine depuis quelques instants que mon cheval se mit à broncher et à renâcler énergiquement : j’avais toutes les peines du monde à le maintenir, lui ordinairement si doux et si obéissant. Certainement quelque chose l’épouvantait. Je levai machinalement la tête, et je pensai me trouver mal devant le spectacle horrible qui vint frapper mes yeux !

« Derrière et tout près de nous était une rangée de mâts, auxquels étaient fixées des traverses en bois ; aux traverses étaient suspendues des cages en bambou, et dans chaque cage il y avait des têtes de mort qui me regardaient avec des yeux mornes tout grands ouverts ; leurs bouches se disloquaient avec d’affreuses grimaces, leurs dents étaient convulsivement serrées par l’agonie du dernier moment, et le sang découlait goutte à goutte le long des mâts de leurs cous fraîchement coupés !

« En un instant nous nous lançâmes tous au galop pour nous dérober à la vue de ce hideux charnier, auquel je penserai longtemps encore dans mes nuits d’insomnie ! (Voy. le Tour du Monde, t. IX, p. 125.)

« Il paraît que j’ai été heureuse de ne voir que ce que j’ai vu ! J’étais exposée, grâce à notre ignorance des lieux, à assister à quelque chose de plus hideux encore !

« Les malheureux dont les têtes étaient ainsi exposées à la vindicte publique, et il y en avait plus de cinquante, appartenaient à une bande de voleurs des en-

  1. Messagers chinois ou cavas attachés au service des légations européennes.