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fumer leur pipe, tandis que la prière tournante intercède pour eux. Ceux-là, qui sont plus vastes et plus compliqués, sont mis en mouvement par le vent, et même par des chutes d’eau.

« En visitant le cimetière, je fus frappé de la forme des tombes qui simulent des pyramides renversées ; voici l’explication qu’on m’en donna : Quand un bonze est mort, on l’enterre assis, c’est-à-dire qu’on fait prendre au cadavre la posture dans laquelle le vivant se mettait en prière, les jambes repliées, les mains jointes et la tête penchée sur la poitrine. Le cadavre ainsi disposé est mis dans une grande jarre de terre sur laquelle on en place une autre de même dimension, mais renversée, pour servir de couvercle ; le tout est hermétiquement fermé par une maçonnerie en briques de la hauteur des jarres.

« La veille de mon départ, je fus invité à un grand dîner où je fus très-étonné, quoique la règle du Bouddhâ établisse l’abstention de tout aliment qui ait eu vie ainsi que de l’ail et de l’huile, de voir servir des poulets, du porc rôti, des ragoûts de mouton, du poisson et des nids d’hirondelles. Mais tous ces plats succulents n’étaient que des imitations, destinées à plaire aux yeux plutôt qu’au palais, et que le frère cuisinier était arrivé à produire par un miracle de l’art culinaire : ces prétendus plats de viande ne contenaient que des purées de pois, de fèves et d’autres légumes farineux cuits dans un moule qui leur avait donné la forme voulue, et recouvertes au moyen du four de campagne d’une croûte dorée et appétissante. Des fruits, des confitures, des gâteaux de farine d’orge sans levain et de l’eau-de-vie de riz complétaient le repas, auquel j’ajoutai deux bouteilles de chartreuse qui furent très-bien reçues par les bonzes.

« La bonzerie de Ho-kien me confirme dans l’idée que j’avais déjà conçue des prêtres du Bouddhâ : c’est qu’ils sortent tous des classes les plus inférieures de la société où ils se recrutent parmi les enfants abandonnés ou vendus par leurs parents, qu’ils sont affreusement sales et débauchés, et qu’enfin ils n’ont aucune influence ni crédit parmi le peuple qui les confond tous dans le même mépris. Cela donne beau jeu à nos missionnaires, dont la religion est basée sur une morale plus pure, et qui, malgré la résistance des mandarins de province, balancent, aux applaudissements des administrés, les excès du despotisme des administrateurs. »


LA JUSTICE ET LA POLICE.

Administration judiciaire. — Tribunaux des préfets. — Le droit d’appel. — Le Code pénal. — Le livre de médecine légale. — Application de la pénalité. — Supplices.

Il y a en Chine un rapport immédiat entre l’application pénale de la justice et l’organisation de la famille. Si l’empereur est le père et la mère de ses sujets, les magistrats qui le représentent à tous les degrés sont aussi le père et la mère de leurs administrés. Tout attentat contre l’autorité est un attentat contre la famille. L’impiété, un des plus grands crimes prévus et réprimés par la loi, n’est autre chose que le manque de respect aux parents. Voici comment le Code pénal a défini l’impiété : Est impie qui insulte ses proches parents, qui leur intente procès, qui ne porte pas leur deuil, qui ne respecte pas leur mémoire, qui manque aux soins dus à ceux à qui il doit l’existence, de qui il tient l’éducation ou dont il a été protégé et secouru. Les peines encourues pour le crime d’impiété sont terribles ; nous en parlerons plus tard.

En transportant ainsi le sentiment de la famille dans le domaine politique, les législateurs chinois ont créé une machine gouvernementale d’une force prodigieuse, qui dure depuis trente siècles et que n’ont pu détruire ni même ébranler sérieusement les nombreuses révolutions et changements de dynastie, les oppositions de race entre le nord et le sud, l’immensité territoriale de l’Empire, l’incrédulité religieuse, et enfin le culte égoïste des intérêts matériels développés à l’excès par une civilisation caduque et immobile.

Nous avons cité, dans un chapitre précédent, parmi les cours suprêmes siégeant à Pékin, la cour d’appel ou de cassation (Ta-li-sse). Après elle viennent les prétoires de justice qui siégent dans les chefs-lieux de chaque province, et qui sont présidés par un magistrat spécial portant le titre de commissaire de la cour des délits ; un autre magistrat de grade inférieur y remplit les fonctions d’accusateur public. On trouve ensuite dans les villes de deuxième et de troisième ordre des tribunaux inférieurs qui n’ont qu’un seul juge, le mandarin ou le sous-préfet du département. Les peines appliquées par ce dernier sont limitées : quand le crime a mérité un châtiment plus grand, l’accusé est renvoyé devant le prétoire siégeant au chef-lieu de la province ; si ce tribunal déclare qu’il a encouru la mort, la procédure doit être expédiée à la cour d’appel de Pékin ; celle-ci juge en dernier ressort aux assises d’automne. Aucun tribunal de province n’a donc le droit de prononcer la peine de mort ; toutefois en certains cas, lorsqu’il y a révolte à main armée, un gouverneur peut être investi de pouvoirs judiciaires analogues à ceux que confère en Europe l’état de siége. Enfin, il y a dans toutes les localités une salle des instructions où le sous-préfet qui fait sa tournée trimestrielle doit s’informer de tout ce qui se passe, juger les différends, et faire un cours de morale au peuple ; mais cette excellente institution, qui a une certaine analogie avec nos justices de paix, est tombée en désuétude par suite du relâchement des liens gouvernementaux et de l’incurie des mandarins.

Il résulte de cette organisation judiciaire que le sous préfet est investi de tous les pouvoirs correctionnels dans le ressort de sa juridiction administrative, état de choses très-vicieux et qui a enfanté d’énormes abus.

Il n’y a pas d’avocats en Chine, et, comme on le voit, très-peu de juges : aussi la manière de rendre la justice est-elle extrêmement sommaire, et les garanties qu’elle offre à l’accusé à peu près nulles. Les amis ou parents peuvent, il est vrai, plaider sa cause, mais il faut que cela convienne au mandarin chef du tribunal. Quant aux