Page:Le Tour du monde - 11.djvu/78

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou des rebuffades. Les soldats autrichiens lui lançaient des bouffées de tabac à la figure ; les commères hongroises lui riaient au nez ; l’aventurière française secoua d’un air offensé son manteau, qu’il avait frôlé en passant ; les deux Serbes firent le signe de la croix quand il passa devant elles, et le vieux Turc, le voyant s’approcher de sa compagne, brandit son tchibouk d’un air menaçant. Le Juif, à toutes ces marques de dédain ou de dégoût, répondait par d’humbles révérences et des sourires complaisants. J’eus pitié du pauvre paria, et me reculant à un bout de ma malle, qui me servait de divan, je lui fis signe de prendre place à l’autre extrémité. Il me regarda, colla d’un mouvement convulsif ses deux sacs de voyage contre ses flancs, me salua, et courbant sa longue échine, s’élança à travers la foule, gagna la porte et disparut. Le malheureux ! Ma prévenance lui avait paru cacher un piége, et plus dangereuse que l’impertinence et la brutalité des autres.

Je montai sur le pont, non pour le suivre, mais pour échapper aux senteurs désagréables de cette salle encombrée.

Nous venions de dépasser Grodska, gros village serbe près duquel les Impériaux, sous le commandement de Wallis, furent défaits par les Turcs en 1739 : défaite qui fut suivie bientôt de la prise et du traité de paix de Belgrade. Les vastes collines aux flancs desquelles le village est suspendu, couronnées par un cimetière que surmonte une forêt de croix, commencent à disparaître à l’horizon, et bientôt nous arrivons et Semendria (Smederevo), ancienne capitale de la Serbie au temps des despotes. La forteresse de Semendria, bâtie en 1433, par George Brankovitch, le dernier despote serbe, est superbe comme décoration. S’avançant comme un promontoire jusqu’au milieu du fleuve, très-large en cet endroit, elle présente de face au courant un rempart et une haute muraille crénelée, sur laquelle se dressent vingt-sept tours carrées. Le côté que regarde la rive autrichienne n’a que deux tours moins hautes, et à l’angle un donjon. Par-dessus la double enceinte du rempart et de la muraille, on aperçoit d’autres tours. Une seule porte basse donne entrée sur une berge sablonneuse où quelques soldats sont accroupis. Les tours sont fendues, les créneaux édentés, et tout cela n’a que juste le degré de solidité nécessaire à une décoration. Deux barques, l’une chargée de foin, l’autre de promeneurs, composent pour le moment toute la marine de cette place forte. La ville jadis capitale, aujourd’hui simple chef-lieu d’un des dix-sept départements de la Serbie, s’étend au pied d’un coteau assez élevé, qui pourrait, à la rigueur, prétendre au titre de montagne. Les pentes en sont couvertes d’arbres fruitiers, et principalement de pruniers, dont les fruits distillés produisent la slivovitza, si chère au paysan serbe. Depuis Grodska jusqu’à la Morava, on rencontre partout sur les hauteurs ces luxuriants vergers alternant avec des vignobles, dont la tradition attribue la plantation à l’empereur Probus lui-même, et qui produisent d’excellent vin. Ces crus, avec ceux de Joupa et de Negotine, sont réputés les meilleurs de la Serbie.

Nous n’avons rien aperçu de la ville, qui nous est masquée entièrement par la forteresse ; mais à peine avons-nous dépassé le dernier donjon, que nous voyons s’ouvrir devant nous une vallée verdoyante, qui débouche perpendiculaire dans le Danube. C’est la vallée de la Morava, la plus riche et la plus populeuse de la Serbie. Deux autres contrées seulement lui sont comparables pour la fertilité du sol et l’abondance des produits : ce sont les vallées de la Matchva, entre la Drina et la Save, et de la Kraina sur les bords du Timok. La Morava (formée de deux affluents, la Morava serbe et la Morava bulgare, qui se réunissent un peu au-dessous de Krouchevatz) traverse la Serbie, qu’elle coupe en deux parties à peu près égales, l’une orientale, l’autre occidentale, et finit dans le Danube entre Semendria et Pojarévatz, le Passarovitz des Occidentaux, où se conclut en 1718 une paix célèbre entre la Turquie et l’Autriche.

À la hauteur de cette dernière ville, le Danube se divise en deux grands bras, coupés chacun par une multitude de petites îles

Qui, partageant son cours en diverses manières,
D’une rivière seule y forme vingt rivières.

Ces îles servent de refuge à de nombreuses bandes d’oiseaux aquatiques qui s’envolent à notre approche.

Un peu avant Basiach, le fleuve recommence ses capricieux méandres, et oblique tantôt à droite, tantôt à gauche, comme s’il ne savait plus de quel côté se diriger. Repoussé et contenu par des hauteurs qui dominent la rive droite, il fait une pointe très-décidée vers la Hongrie, où les collines moins élevées s’écartent tout à coup comme pour laisser arriver jusqu’à lui le chemin de fer de Temesvar, lequel se trouve en ligne droite avec la pointe tracée par le fleuve. Nous sommes à Basiach.


XXXIX

DE BASIACH À ORSOVA.


Rama. — Un marin-cicerone. — Golubacz et son héros Borutchaous. — L’histoire et la légende. — L’antre aux cousins. — La caverne de Veterani. — Tours et détours. — Iutz. — Le défilé de Cazan.

C’est à Basiach que s’arrête actuellement le chemin de fer qui fait communiquer l’Occident avec le bas Danube. Cette voie est beaucoup plus rapide que celle du fleuve. Les bateaux accélérés qui partent deux fois par semaine de Pesth pour Basiach en correspondance avec la ligne de Londres et de Paris à Constantinople par Kustendjé, mettent vingt-quatre heures pour parcourir cette distance que la locomotive franchit en moins de douze heures. À la remonte, la différence est bien plus sensible encore.

Plus tard la ligne ferrée de Vienne à Basiach doit être prolongée jusqu’à Orsova où elle se reliera aux chemins