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m’offrit deux poires avec tant d’instances que j’acceptai. J’allais y mordre, lorsqu’un grand nombre de femmes, — vieilles et jeunes, rentrèrent au village portant sur la tête des bottes de fourrages ; les enfants coururent au-devant d’elles et je les vis tirer des plis de leur corsage ordinairement flottant, alors singulièrement gonflé, des poires et des pommes. Je pensai que celles que je tenais de l’amabilité de Jo’an étaient arrivées par la même voie, et gardai ma soif.

Nous rapportâmes de cette visite chacun une de ces cuillers de bois qu’ils vendent un para (neuf dixièmes de centime) et que nous leur payâmes un swanzig. Cette générosité, qui les charma d’abord, était, paraît-il, tellement peu dans les habitudes du pays, qu’elle les inquiéta ; ils allèrent, nous le sûmes plus tard, la dénoncer à la préfecture comme une manœuvre contre l’État.

Quant aux traditions de langue, de religion, de pérégrination et d’origine, ils savaient, répondirent-ils à M. D…, que dans quelques-unes des grandes tribus errantes les anciens parlaient de ces choses : « Quant à nous, nous sommes chrétiens et nous nous en rapportons au prêtre, qui sait tout ; il a la tradition dans la tête, interrogez-le, il vous répondra. » Malheureusement pour nos recherches ethnographiques, en rentrant au monastère, nous rencontrâmes le saint homme plus ivre que l’ermite de Copmanhurst ; il avait noyé sa science dans le rakiou. Pour mettre fin à un scandale souvent répété, le régisseur d’Intrulemn’ű l’enferma dans la sacristie de son église. Nous l’entendîmes une partie de la nuit accuser son repentir avec des larmes et des beuglements attendris, dont l’accent témoignait plus d’habitude que de regrets.

La tradition des Rômes est en péril.


Village tzigane. — Dessin de Lancelot.


LVII

d’intrulemn’ű à orèzu.


Départ d’Intrulemn’ű. — Les fontaines en Valachie. — Le monastère d’Orèzu. — L’igoumène. — Croyances populaires. — Superstitions. — Sorcellerie.

Au bout de trois jours, nous quittâmes Intrulemn’ű, pour nous rendre à Orèzu, un des monastères les plus importants, les mieux rentés, les plus visités, le plus hospitalier de la Valachie. Il était sous la tutelle du prince Brancovano, et nous nous y promettions une vie douce. Les routes sont praticables, le pays est peuplé et bien cultivé. Le voyage se fit sans encombre. Je retrouvai sans m’en plaindre des sites et des accidents de nature assez semblables à ceux déjà vus. Gais villages éparpillés sous la verdure, petites fermes isolées et encloses déjà décrites ; aux carrefours des chemins, groupes de croix aux branches multiples d’une forme si originale ; le temps qui les mutile, les ouragans qui les renversent ou les penchent les unes sur les autres leur donnent souvent des attitudes désolées d’une expression fantastique. Entrevues le soir, elles doivent prendre des apparences de fantômes effroyables.

Deux ou trois fois nous aperçûmes sur une légère colline, dépassant à peine les buissons qui l’entouraient, le toit pyramidal et couvert de bardeau d’une église de village, et auprès, ressemblant assez à un poste d’observation de Cosaque, le campanile, sous lequel est suspendu le tchoquant (marteau), barre de fer ou de bois plus souvent qui remplace la cloche.

Les tableaux qui changeaient et se renouvelaient à chaque détour de la route n’avaient rien de grandiose ni de bien imprévu, mais à la rapidité avec laquelle ils se succédaient, il nous semblait feuilleter un album ; et le ciel bleu, l’air pur, la lumière ardente du soleil, donnaient un charme infini à chacune de ses pages, qu’elles nous montrassent des humbles buissons de sureau qui bordaient la route, de puissants chênes penchés sur des ravins profonds, ou les altiers sommets des Carpathes qui nous apparaissaient par delà les pentes boisées dans un lointain tout bleu et ambiant.

Vers le milieu du jour, tentés par la délicieuse fraîcheur d’un bois que nous traversions, nous fîmes halte près d’une source qui jaillissait au pied d’un vieux hêtre au tronc courbe et crevassé, aux branches mutilées et tordues. Nos postillons firent dévotement le signe de la croix avant de se désaltérer à cette eau fraîche, et récitèrent leur prière. Pour le paysan valaque, toute source est bénie et sainte ; aussi la protège-t-il contre tout contact qui selon lui la souillerait. Il la