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bitait une cavité naturelle ouverte au flanc du roc perpendiculaire auquel les bâtiments s’appuient, et quinze ou vingt mètres de hauteur au-dessus d’une source. Dans cette logette, il pouvait à peine se tenir debout ou couché, et tirait par une corde les vivres qu’on lui apportait du monastère.

Ce stylite vécut là assez longtemps et y mourut, mais sans avoir dépassé l’âge d’homme.

Ces pratiques de renoncement absolu, inspirées par une foi ignorante et égoïste, sont fort considérées des dévots roumains, qui chôment cent cinquante jours de fêtes religieuses, et observent cent dix jours de jeûne. Le carême surtout est ici la grande loi.

Aussi la tradition a-t-elle conservé avec complaisance le nom d’un chef de bandits, Bazile, qui, dans le pillage d’une habitation dont lui et sa troupe venaient de massacrer tous les habitants, voyant un de ses compagnons s’emparer d’un pot de beurre et y porter la langue, lui cria : « Païen ! c’est aujourd’hui vendredi ! ne crains-tu plus Dieu ? » et appuya sa remontrance d’un vigoureux soufflet.


LXXI

de tizmana à témesvar.


Baïa-de-Arama. — Turnu-Sévérinu. — Orsova. — Méhadia. — Témesvar.

À quatre heures de l’après-midi nous fîmes nos adieux au supérieur de Tizmana : je lui serrai les deux mains avec enthousiasme, heureux d’avoir trouvé un moine et un homme sous le même habit. Nous pensions arriver à Baïa-de-Arama avant la nuit ; nos chevaux fatigués (c’étaient toujours ceux de Polovrad’j) ralentirent sensiblement leur allure ; nos postillons, étrangers à cette contrée, nous égarèrent, et la nuit noire nous surprit hésitant, à un sombre carrefour, entre trois ou quatre chemins mal tracés. La rencontre inespérée d’un sous-préfet de Baïa-de-Arama à la tête de six dorobants nous tira de peine. Cet aimable fonctionnaire, en s’excusant de ne pouvoir nous offrir l’hospitalité (il partait pour je ne sais quelle expédition), nous conduisit chez un de ses amis, au seul gîte possible de la ville. On nous y façonna à peu près deux lits avec des peaux de mouton étendues sur des divans de bois. Nous nous couchâmes, mais ne dormîmes pas. Notre logis avait été, la semaine précédente, l’hôtel de la sous-préfecture, et les dérobant avaient laissé de nombreux souvenirs dans les pelleteries. Quels regrets n’adressâmes-nous pas aux bons lits de la préfecture de Tirgu ? Je passai la nuit sur le divan d’une galerie extérieure étudiant les ombres bizarres que la lune découpait sur les hautes maisons de bois à toits en pyramides et à étages surplombants, et admirant notre digne gardien de la tente, Mathé. Il avait dressé un véritable camp retranché. Les six chevaux entravés et liés l’un à l’autre entouraient la calèche dans laquelle Mathé était couché. Sur la terre nue, entre les jambes des chevaux, les postillons, étendus la face contre terre et les bras repliés autour de la tête, dormaient. J’attendis l’aurore, enviant leur sommeil et admirant leur énergique constitution que satisfait un semblable repos après d’assez rudes fatigues.

C’était jour de marché. Avant le jour les rues s’emplirent de paysans conduisant des chariots chargés de denrées, des bestiaux, des volailles. Les costumes et les types présentaient une grande variété. La fraîcheur de la matinée avait fait endosser aux hommes et aux femmes les pelisses fourrées, les grands manteaux blancs, les cuirasses de peau de mouton, les jupons bariolés ; beaucoup d’amazones chaussaient les grands étriers turcs et manœuvraient leur monture avec autant d’énergie que les hommes.

Je remarquai une coiffure de jeune fille très-compliquée et un peu sauvage ; tous les cheveux du haut de la tête, séparés par une raie circulaire qui laisse un étroit bandeau de chaque côté du front, sont tordus en une grosse natte renversée en arrière ; les bandeaux du front et le reste des cheveux sont divisés en un certain nombre de nattes plus menues qui vont s’y rattacher ; elle se termine par une bouffette de rubans et tombe au milieu du dos ; la naissance de la natte occipitale est cachée par une petite couronne de fleurs.

Je crus devoir une visite aux mines abandonnées qui ont donné leur nom à la ville, Baïa-de-Arama (Bain de cuivre), elle ne m’apprit pas grand chose, sinon que le minerai y est encore abondant et que le dernier concessionnaire s’y est ruiné ; puis, après un déjeuner que notre hôte anonyme nous fit servir comme pour douze et nous fit payer comme pour vingt-quatre, nous remontâmes en voiture. Tout concourut dans cette journée au développement de la maussaderie qui nous gagnait depuis notre nuit sans sommeil. Nous franchîmes péniblement cette dernière étape fort longue ; nos chevaux ne couraient plus, ils se traînaient. La vue du pays ne nous dédommageait guère du manque de vitesse ; il devient de plus en plus aride en s’approchant du Danube.

Les fières montagnes rocheuses, couronnées de belles forêts, font place à des collines arrondies, nues et formées d’argile grise ; la plaine est sans arbres ; les quelques maisons basses qu’on y rencontre sont bâties en troncs d’arbres et presque sans ouverture. Les longues chevilles surmontant les planches qui recouvrent le toit servent de perchoirs à d’innombrables bandes de corbeaux, dont les coassements n’égayent pas la physionomie inhospitalière de ces sombres cabanes.

À la fin de la journée nous étions au sommet du vaste plateau qui domine la vallée du Danube, à laquelle on descend par une route profondément ravinée, aux contournements sans fin. Nous traversâmes une bourgade importante, et peu après, nous entrions dans la ville de Turnu-Sévérinu. Nous y restâmes deux jours ; M. D., attendant le départ du bateau qui devait le conduire à Giurgewo, moi attendant le retour du préfet absent et essayant de faire entendre raison à la police valaque, qui, sous prétexte que mon passe-