Page:Le Tour du monde - 25.djvu/407

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marné de onze mètres, quantité énorme, même à l’équinoxe et la lune étant en conjonction, comme c’était le cas. Le danger était pressant. On manœuvra immédiatement, de manière à soutenir les flancs de la corvette ; les vergues furent rapidement installées en béquille, malgré la profonde obscurité qui rendait l’opération difficile et périlleuse, et prêtait à la scène un caractère assez dramatique. Grâce à l’activité que l’équipage, formé déjà par une longue campagne, déploya en cette circonstance, l’échouage n’eut pas de suites funestes. Le flot suivant permit à la corvette, qui avait assez triste mine avec son gréement haché et sa mâture dénudée, de changer de mouillage. On se promit pour l’avenir de ne jeter l’ancre qu’à bon escient.

Dès le 25, une grande jonque, de construction grossière et tout à fait dépourvue de l’élégante originalité qui caractérise les navires chinois, s’approcha du Primauguet. Elle était montée par un vieux mandarin tout cassé et par une quarantaine d’hommes du peuple. Comme on n’était pas encore en guerre ouverte, on permit à tout ce monde de grimper à bord, en prenant toutefois certaines précautions. Tandis que ces indigènes examinaient avec une curiosité naïve les canons, les cordages, les compas, et s’extasiaient devant la grosseur des mâts, le mandarin conversait avec notre commandant par l’intermédiaire d’un cuisinier chinois. Le fils du Céleste-Empire, habile à faire danser l’anse du panier, savait le français. Il pouvait donc traduire en sa propre langue les paroles de notre commandant et les faire comprendre au mandarin par l’écriture. Le caractère idéographique chinois est compris de presque tous les peuples de l’Extrême Orient. Grâce a ce système, cinq cents millions d’hommes, de races et de nationalités diverses, parlant des langues absolument différentes, peuvent pourtant se comprendre.

Je reviens au mandarin, qui, après les premiers compliments échangés, voulut absolument savoir pourquoi nous étions venus en Corée. On lui répondit qu’on avait uniquement en vue l’observation d’une éclipse de lune qui devait, en effet, se produire dans peu de jours. Il ne parut pas satisfait de cette réponse. On essaya en vain de le dérider en lui faisant visiter tout le bâtiment. La machine cependant excita son attention, et il demanda combien il fallait d“hommes pour la faire tourner ; on ne put, malgré de louables efforts, lui faire comprendre que la vapeur d’eau comprimée produit une force énorme, qui remplace avantageusement les bras humains. La science n’est pas toujours facile à vulgariser, même chez les mandarins.

Tous les jours suivants, les Coréens revinrent, et, voyant qu’on ne leur faisait point de mal, ils perdirent toute timidité, et dévoilèrent les nombreuses lacunes d’une éducation négligée. Leur manière d’être, en effet, est aussi éloignée de la digne et exquise politesse japonaise que de l’obséquiosité chinoise : ils sont grossiers, indiscrets et fort malpropres. Ils eurent cependant la bonne pensée de nous offrir des présents, entre autres de gigantesques éventails dignes de Gargantua, et un taureau que l’on eut toutes les peines du monde à hisser à bord. On voulut offrir de l’argent en échange de ces dons, mais on essuya un refus catégorique. C’est pendant ces quelques jours passés au mouillage que j’eus le mieux la facilité d’examiner nos futurs ennemis. Je les voyais chaque jour, tantôt à bord, tantôt à terre, où ils examinaient curieusement et contemplaient, avec un mélange de crainte et de convoitise, les instruments dont je faisais usage pour des levés hydrographiques.

Les Coréens forment un rameau particulier de la race mongolique. C’est aux Tartares qu’ils ressemblent le plus ; comme eux, ils ont le nez aplati, les pommettes saillantes, les yeux légèrement obliques, la peau jaune et les cheveux très-noirs. Ils sont généralement grands et très-vigoureux. Leur agilité est extrême, par suite de l’habitude qu’ils ont de courir dans les montagnes qu’ils affectionnent particulièrement, et sur le sommet desquelles ils se réunissent souvent. Nous avons eu plusieurs fois des preuves de cette agilité, dans les engagements qui eurent lieu plus tard. Leur caractère est doux et leur esprit peu cultivé, quoique presque tous sachent lire et écrire. Ils mènent une vie très-modeste ; ils se nourrissent principalement de riz, qu’ils cultivent en grande quantité, et de poisson salé et séché. Leur costume est, pour les hommes du peuple, uniformément composé d’un large pantalon attaché en bas au-dessus de la cheville, et d’une longue robe munie de manches à gigot et serrée à la ceinture. Ces vêtements sont en cotonnade blanche, fabriquée dans le pays. Les cheveux des hommes mariés, relevés sur le sommet de la tête, sont tordus en chignon et maintenus par un serre-tête en fils de bambou très-fins, semblables à du crin. Un large chapeau, également en fils de bambou, repose sur la tête, qui n’y peut entrer ; il est fixé au moyen d’un ruban qui s’attache sous le menton ; les jeunes célibataires se tressent une longue queue, comme les Chinois, mais il ne se rasent point la tête. Les chaussures sont tantôt en paille, tantôt en corde ; elles sont terminées sur le devant par un petit bec relevé, d’un aspect assez gracieux. Les mandarins et les nobles ont seuls le droit de porter des vêtements de couleur, et la soie leur est également réservée. Toutefois les femmes en usent aussi, surtout pour les courtes vestes à manches étroites qu’elles passent par-dessus les robes. Le beau sexe de Corée a le bon sens de ne pas se mutiler les pieds ; la coiffure qu’il a adoptée ne manque pas d’originalité : elle consiste à séparer par derrière les cheveux en deux grandes nattes roulées en turban autour de la tête ; des épingles, à tête d’or ou d’argent émaillé, fixent la coiffure en la décorant.

La condition des femmes est plus heureuse en Corée qu’en Chine : elles jouissent d’une certaine liberté, dont on prétend qu’elles abusent d’ailleurs volontiers.

Le bouddhisme est répandu en Corée ; mais les temples sont infiniment plus rares que dans les pays voisins. Pendant tout notre séjour, nous ne vîmes que deux pagodes, de très-simple apparence, tandis qu’en Chine