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nople, et ils le menèrent, fortement garrotté, sur la place du Giaour-Meïdan. A la première heure du jour, on le suspendit à une potence improvisée, faite de quelques pièces de bois soutenues par les branches d’un olivier. Pendant l’exécution un juge avait lu à haute voix la sentence, que l’on attacha ensuite sur la poitrine du condamné.

Koutchour-Oglou-Hussein, natif de Tripoli, avait été marin. Condamné pour mauvaise conduite aux travaux forcés, il s’était évadé de l’arsenal militaire de Constantinople et était revenu dans son pays natal, où il avait commis plusieurs crimes. Traqué par la police, il s’était enfui dans la montagne et était devenu le chef d’une bande de cinq ou six individus. Pendant neuf années, il avait été la terreur des habitants de la ville et de la vallée de Tripoli, menaçant de mort quiconque le dénoncerait et tuant sans pitié tous ceux qui tentaient de se défendre lorsqu’il les dépouillait.

Il connaissait tous les sentiers et toutes les retraites de ce pays escarpé et coupé de vallées profondes. Aussi, quoique sa tête eût été mise à prix, quoique des sommes considérables (plusieurs centaines de mille piastres) eussent été dépensées pour l’atteindre, malgré les recherches incessantes et l’infatigable poursuite que lui faisait en personne le moutévéli zaadé Achmet-Effendi, alors caïmakan de Tripoli, il aurait peut-être toujours échappé à la justice sans le courage d’une femme.

Un an avant son exécution, Koutchour-Oglou-Hussein était venu à Tripoli, attiré par la passion qu’il avait conçue pour la femme d’un habitant. La nuit, il avait pénétré dans sa maison, qui était isolée, et lui avait ordonné de le suivre ; le mari ayant voulu la défendre, il l’avait tué a coups de poignard. Pendant ce temps, la femme s’était réfugiée dans une écurie. Hussein l’y avait poursuivie et avait essayé d’enfoncer la porte derrière laquelle la malheureuse s’était blottie. Déjà cette porte cédait sous ses efforts et il avait saisi les vêtements de sa victime, lorsque celle-ci, trouvant à la portée de sa main une hache à fendre du bois, assena sur la tête du brigand un vigoureux coup qui le fit tomber. La courageuse femme sortit en poussant des cris qui attirèrent des passants, et l’on se saisit du meurtrier encore évanoui.

Ces montagnards ont la vie dure, et, malgré son horrible blessure dont on apercevait encore la cicatrice après sa mort, Hussein ne tarda pas retrouver ses forces ; mais on ne le laissa pas échapper : son procès s’instruisit, et l’on parvint à se rendre maître de sa bande. Reconnu coupable d’avoir commis de sa main dix-neuf assassinats suivis de mort, et de nombreux vols, il fut condamné.

Le cadavre resta la plus grande partie de la journée exposé sur la place publique.

La foule qui venait le regarder ne paraissait pas très-émue ; les conversations étaient animées et les physionomies exprimaient une sorte de joie.


XVIII
Dix-huit assassinats en quelques minutes par un fou persan. – La pelle d’un boulanger. – Exécution de ce fanatique criminel. – Le bourreau.


L’année précédente avait eu lieu une autre exécution dans des circonstances plus tragiques. Un vieillard persan, qui faisait le métier de brocanteur et vendait quelques ferrailles, s’arma, un dimanche matin, d’un petit poignard qu’il aiguisait avec soin depuis quelques jours, et montant à pas précipités, l’œil hagard, avec la démarche d’un fou, la pente rapide de la ruelle qu’il habitait, se jetta sur le premier passant qui se trouva a portée de sa main et le frappa d’un coup mortel dans le dos. Poursuivant sa marche, il tua ensuite un enfant, puis un autre homme ; à quelques pas plus loin, une femme, et, s’avançant toujours à grands pas, il continua son carnage. Les victimes se succédaient rapidement[1].

Plusieurs chrétiens, habitants de ce quartier, et qui à cette heure-la sortaient des églises ou s’y rendaient, furent à leur tour assassinés. L’agilité de ce fou furieux était incroyable ; les témoins de ces assassinats, terrifiés, n’avaient point la force de l’arrêter. Il s’élança dans une rue qui longe la place du Giaour-Meïdan, où il frappa de côté et d’autre. Les cris de douleur et d’effroi qui marquaient son passage avaient attiré de ce côté une grande quantité de monde ; se retournant alors, il donna encore la mort à quelques-uns de ceux qui voulaient l’arrêter. Enfin, un boulanger, accouru sur le devant de sa boutique avec la pelle qui venait de lui servir à mettre le pain au four, voyant venir a lui ce monstre, lui en assena un coup vigoureux sur la tête ; le vieillard tomba. Les zaptiés, étant enfin survenus, eurent beaucoup de peine à l’arracher des mains de la foule furieuse. Onze des personnes frappées moururent dans la journée.

Lorsque la nouvelle de cet événement se répandit dans la ville, il s’en fallut de peu qu’elle n’y soulevât une émeute. Les Turcs, apprenant que l’auteur de ces meurtres était un Persan et que l’on comptait plusieurs des leurs au nombre des morts, s’écrièrent que le fanatisme religieux avait seul armé le bras de l’assassin. Ils se rendirent en foule au palais du gouverneur et lui demandèrent la mort immédiate du meurtrier : ce que le pacha ne voulut pas leur accorder, les lois s’y opposant. Ils menacèrent alors de se venger en mettant à mort tous les Persans qui habitaient la ville, et la manifestation pouvait devenir sanglante ; on télégraphia de suite à Constantinople, et, après quarante-huit heures, arriva l’ordre de l’exécution. Elle eut lieu sur la place de Meïdan.

Le condamné, qui depuis trois jours était resté dans un mutisme complet, fut amené par des soldats jusqu’au pied du petit olivier. On le fit asseoir sur un

1 Ces scènes terribles paraissent ne pas être rares à Java. Voy. sur l’amok le Voyage à Java de M. de Molins, t. X du Tour du Monde, p. 260.