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traîneau grossier fait de troncs d’arbres, auquel s’étaient attelés des centaines d’hommes venus des alentours comme prestataires. Le seul sentier praticable était celui que j’avais suivi quelques semaines auparavant et où s’engageaient, non sans péril, les caravanes. Ainsi traîné, le canon avançait à peine de quelques kilomètres en un jour, car, à chaque instant, les inégalités de la route obligeaient à soulever la machine entière avec des leviers pour la faire glisser sur des rondins de bois.

Quelquefois le canon roulait avec ses supports dans un ravin ; il fallait alors une journée pour l’en retirer ; souvent aussi les travailleurs étaient atteints de blessures graves.

On mit plus d’un mois à franchir les trois cent vingt—cinq kilomètres qui séparent Erzeroum de Trébizonde.

Depuis Ardasa jusqu’à une heure environ de Gumuch-Khané, je remontai le cours de la rivière de Tripoli (Charchout-sou), sans rencontrer d’autre verdure que celle de quelques arbres rabougris, chênes et pins. De toute part ce n’était qu’un amoncellement de rochers blancs et calcinés ; le paysage était d’une aridité et d’une sécheresse désolantes. Mais tout à coup, à un détour du chemin, s’offrit à mes yeux charmés un délicieux tableau. Sur les bords du torrent, au milieu d’une forêt d’arbres fruitiers qui ombrageaient de belles prairies, s’élevaient des khans et des moulins.

J’arrivai à Gumuch-Khané et je reconnus que l’on ne m’avait pas fait un éloge exagéré des jardins de cette ville.

Je suivis quelque temps encore les bords du Charschout-sou qui serpentait sous des berceaux de verdure, et, à la tombée de la nuit, j’entrai dans le petit village de Kurd-Ali-Oglou.

Le lendemain, ayant retrouvé mon domestique qui depuis huit jours m’attendait dans un khan, je quittai les bords fertiles de la rivière pour monter vers la ville, située à deux kilomètres plus loin.

Gumuch-Khané s’élève en amphithéâtre sur les flancs escarpés d’une vaste gorge de la montagne. C’est à peine si même d’assez près, on distingue d’avec le sol où elles sont construites ses maisons bâties en boue blanchâtre. Celles de quelques riches habitants et les minarets sont les seuls points que l’on aperçoive aisément ; le reste se confond dans la teinte des terrains arides.

La tradition affirme que cette ville était primitivement bâtie au sommet de la montagne.

Ne sachant où me loger, et me souciant peu, dans l'état fièvreux où je me trouvais, d’habiter une mauvaise chambre de khan au fond de la vallée, je me rendis directement chez le muttessarif (gouverneur du canton). J’étais porteur d’une lettre de Murhlis, pacha de Trébizonde, qui me recommandait à son subordonné.

Le muttessarif me reçut fort civilement, et envoya chercher un riche négociant arménien, grand vieillard d’une physionomie typique, qui m’accueillit avec mille compliments emphatiques et m’emmena chez lui. Après m’avoir présenté à toute sa famille, qui se composait de sa femme, de deux grandes et belles jeunes filles, d’un jeune homme et de plusieurs petits enfants, mon hôte me fit asseoir dans une petite chambre meublée de beaux tapis et de riches coussins. C’était un charmant intérieur, dont le luxe oriental et les belles couleurs me faisaient penser aux Decamps et aux Delacroix.

Bientôt on me servit à déjeuner ; on connaît trop bien par beaucoup de récits les usages et l’ordonbance d’un repas en Orient pour qu'il me paraisse nécessaire d’en redire les détails. Mon hôte me tint compagnie en continuant de me complimenter par l’intermédiaire de mon drogman. Il m’eût suffi du ton dont ses phrases étaient débitées pour juger de leur emphase. Je ne me sentais pas de force à lui répondre de la même façon ; aussi, après déjeuner, je me hâtai de sortir pour visiter la ville et le bazar.

Tout d’abord j’y fus assailli par une foule de boutiquiers qui me tiraillaient à droite et à gauche pour m’offrir quelques monnaies anciennes en les désignant par le mot unique de : antiqua. Parmi ces monnaies, je trouvai quelques pièces du Bas-Empire et du royaume d’Arménie, toutes en très-mauvais état de conservation et à des prix exagérés dont eût rougi un numismate du quai Conti. J’eus bien de la peine à échapper sans rien laisser de ma bourse aux griffes de tous ces marchands.

Passant d’un autre côté, je poursuivis ma promenade à travers les rues qui, étagées les unes au-dessus des autres, ressemblent aux gradins d’un vaste amphithéâtre. Les maisons sont au nombre de huit cents, dont deux cents arméniennes, trois cents turques, et autant de grecques.

La ville n’a aucun monument. Le palais du muttessarif a l’air d’une grange.

Les minarets sont construits en planches et rien n’attire les regards vers les églises chrétiennes, faites d'une boue grisâtre.


XXI
Population de Gumuch-Khané. – Un échantillon des produits du pays. – Scène comique. – Un lit trop beau. – La culture et le commerce des fruits à Gumuch-Khané. – Du commerce en général. – Les mines. – Ce qu’elles produisaient et ce qu'elles sont devenues.


Le soir, après dîner, comme je m’informais des produits du pays, parmi lesquels les fruits viennent en première ligne, mon hôte fit apporter des poires conservées ou confites dans de grands vases remplis d’eau. Ces fruits étaient durs et avaient un goût très-prononcé de moisi ; leur chair était brunâtre.

On me vanta le goût que ces poires avaient dû donner à l’eau ; mon amphitryon l’appelait du vin doux ; on m’en offrit un verre grand comme une soupière. Plein de confiance et très-altéré, j’avalai d’un trait une partie du liquide : aussitôt une âcreté et