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gréés et prêts à entreprendre la traversée des quatorze cent cinquante milles (deux mille trois cent vingt kilomètres) qui séparent Khartoum de Gondokoro.

Quand tout fut préparé, dit sir S. Baker, je passai les troupes en revue — mes fantassins et mes deux batteries d’artillerie.

Je possédais vingt et un bons chevaux amenés par moi du Caire ; c’était, avec les chevaux des officiers, autant que nous en pouvions transporter.

En sus de l’approvisionnement général de blé, de caisses, de balles, etc., en quantité innombrable, j’avais embarqué des rations pour six mois.

Quarante-six hommes, choisis dans les deux régiments, formaient une magnifique garde du corps, moitié blancs, moitié noirs. Je les armai de fusils Snider, et leur donnai pour chefs mes aides de camp, le lieutenant-colonel Abd el-Kader et le capitaine Mohammed Deï.

Ce corps fut désigné sous le nom des «Quarante-Voleurs», en raison de la propension au vol, bien connue, des hommes qui en faisaient partie et par allusion au conte arabe d’Ali-Baba. Mais dans la suite ces mêmes hommes devinrent, comme le montrera la relation, des modèles de moralité et les plus fermes soutiens de sir S. Baker.

Le 8 février 1870, les clairons annoncèrent le départ. Il eût fallu partir de Khartoum vers la fin d’octobre, alors que les vents du nord commencent à souffler et que les eaux sont hautes. «Si l’on avait prévu ce retard de plus de trois mois, on aurait considéré certainement l’entreprise comme une folie.»

La flottille, composée de deux steamers, de trente et un navires à voiles et portant environ huit cents soldats, se mit en route dans un ordre convenable. Le puissant courant du Nil Bleu entraîna rapidement les navires loin de Khartoum et, après avoir doublé le coude du fleuve, on remonta le grand Nil Blanc.

En cent trois heures, l’expédition atteignit Fachoda, station du gouvernement dans le pays des Chillouks, située à neuf cent quatre-vingt-quinze kilomètres de Khartoum, par 9° 52’ de latitude nord.

On prit à bord des rations pour un mois, et, grâce à un vent favorable, on arriva au confluent du Sobat dans la journée du 16 février à midi et demi.

On y embarqua de l’eau fraîche, celle du Sobat étant de meilleure qualité que celle du Nil Blanc


Impossibilité de naviguer sur le Nil Blanc. — La flottille s’engage dans le Bahr el-Girafe. — Obstacles. — On ouvre des canaux a coups de sabre. — Mortalité. — La tête d’un crocodile.


Entre Khartoum et le confluent du Sobat, le Nil est un fleuve immense ; mais quand on passe au sud du grand affluent, on aborde alors une région de terrains surbaissés et de marécages, labyrinthes à travers lesquels le fleuve se fraye une route d’environ douze cent sept kilomètres avant d’arriver à Gondokoro.

Après avoir quitté le Sobat, on arriva au confluent du Bahr el-Girafe[1] (distance : cent quarante-deux kilomètres) le 17 février, à onze heures du matin. A cet endroit, au 9° 21’ de latitude, on se trouva en présence d’un formidable obstacle.

Cette rivière, si singulièrement obstruée par ses masses de végétation ayant formé le solide barrage que sir S. Baker décrit dans son ouvrage sur l’Albert N’yanza[2], avait été absolument négligée par le gouvernement égyptien. Cette négligence avait entraîné une modification extraordinaire.

L’immense quantité d’îles flottantes qui descendent incessamment le Nil Blanc, ne trouvant aucune issue, étaient poussées contre la digue par le courant ; celui-ci se frayait un chemin mystérieux, jusqu’à ce que le passage souterrain lui-même se trouvât obstrué par une accumulation prodigieuse de matière végétale. Le fleuve entier s’était alors converti en un marais, au-dessous duquel, par suite de la pression de l’eau, le courant se divisait en une quantité de petits canaux. Par le fait, le Nil Blanc avait disparu.

Les trafiquants d’esclaves avaient donc été obligés de chercher une autre route que celle du Nil, et ils l’avaient trouvée en suivant le Bahr el-Girafe, qui, en réalité, n’est pas une rivière indépendante, mais simplement une branche du Nil[3]. Ils s’étaient habitués à se frayer cette voie à travers des obstacles et des détours infinis jusqu’à la rencontre du Nil supérieur : la durée ordinaire de ce voyage n’était pas pour eux de moins de six mois ; encore ne se servaient-ils que de navires légers.

L’expédition de sir S. Baker était dans la nécessité de chercher à les imiter.

Mais serait-il possible de faire naviguer, dans ces courants obstrués, des steamers de trente-deux chevaux-vapeur et longs de cent pieds, et n’était-on pas trop près de la saison des pluies pour atteindre à temps le Nil supérieur ? Il y avait là de sérieux sujets d’inquiétudes qui, comme on va le voir, n’étaient que trop justifiées.

Le 17 février, sir S. Baker franchit la bouche du Bahr el-Girafe par 9° 26’ de latitude.

Le 18 février, à dix heures du matin, l’arrière-flottille le rejoignit, et, à onze heures quarante, les steamers attaquèrent isolément le courant.

La largeur du Bahr el-Girafe était d’environ soixante-quatre mètres ; ses rives étaient hautes et desséchées.

A la distance d’à peu près trois cents kilomètres du confluent, on se trouva au milieu de vastes marais. La navigation devenait de plus en plus difficile. Le courant se divisait en nombreux canaux qu’obstruaient des végétations flottantes.

Il fallait s’ouvrir ou plutôt se couper laborieusement, et à force d’abatis, une route à travers les hau-

  1. Bahr Giraffe, Bahr Zaraffe, la rivière Girafe. Voy. la carte, t. XXII, p. 291.
  2. Voy. t. XV, 366^e livraison.
  3. Cette affirmation laisse des doutes dans l’esprit de savants géographes (voy. l’Année géographique de M. Vivien de Saint-Martin, 1870-71, p. 257).