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LE MENDIANT NOIR

la connaissait, qu’il l’avait déjà vue, qu’elle l’avait déjà sauvé une fois !

Il murmura avec une ardente reconnaissance :

— Ah ! c’est vous encore, mademoiselle…

— Ne parlez pas, monsieur… pas maintenant, car vous n’êtes pas encore en sûreté, si les gardes s’avisent d’enfoncer la porte !

Elle lui fit traverser deux pièces, puis elle s’arrêta devant une porte dont elle eut quelque difficulté à tirer les verrous. La porte ouvrait sur une ruelle plus étroite que la première et tout à fait déserte. La jeune fille l’entraîna hâtivement de l’autre côté vers un hangar qu’elle lui fit traverser. Puis les deux jeunes gens se trouvèrent dans une petite cour située sur une impasse. La cour et l’impasse ayant été franchies, la jeune fille frappa à la porte d’un appentis appuyé à une baraque. De l’intérieur de cet appentis une voix de femme demande la minute après :

— Est-ce toi, Constance ?

— Oui, mère, ouvrez !

Le mendiant noir tressaillit.

— Constance… se dit-il, elle s’appelle Constance !

La porte venait de s’ouvrir, et une vieille femme s’effaçait pour livrer passage.

— Venez, Monsieur, murmura la jeune fille.

Elle précéda son compagnon dans une cuisine où régnait l’ordre et la propreté.

La vieille femme venait de refermer la porte doucement.

La jeune fille la regarda en souriant et dit :

— Mère, c’est Monsieur Philippe dont je vous ai parlé !

La vieille femme sourit et inclina la tête.

Le jeune homme fit une révérence et dit :

— Madame, je vous félicite d’avoir une enfant aussi courageuse que Mademoiselle. Avec ce que je lui dois déjà, je doute fort que ma dette, considérablement grossie tout à l’heure, ne puisse être jamais convenablement acquittée. Mais une chose certaine, Mademoiselle, ajouta-t-il en se tournant vers la jeune fille, ma reconnaissance ne s’éteindra qu’avec moi.

— Oh ! ne vous inquiétez pas outre mesure de votre dette, Monsieur Philippe, je vous garantis que je ne serai pas une créancière tyrannique. Mais venez, nous n’avons pas l’habitude de recevoir nos rares visiteurs dans cette cuisine.

Elle conduisit le jeune homme dans une belle et grande salle. On ne se fut pas cru chez des mendiants à voir cette salle bien décorée et joliment meublée. On y découvrait un petit air bourgeois allié à la plus grande simplicité. Des tapisseries de peu de valeur et représentant des figures de saints cachaient les murs de planches brutes. Une larges cheminée occupait à elle seule plus de la moitié d’un mur. Sur la large tablette qui la surmontait étaient disposés des bibelots également de peu de valeur, et quelques vases remplis de fleurs. Au-dessus de la tablette on apercevait un grand Christ d’ivoire. Quant à l’ameublement, il comprenait seulement une grande table de chêne au centre de la pièce, un buffet, des fauteuils et un canapé. Un tapis de laine couvrait le plancher.

Après avoir jeté un rapide coup d’œil sur cet intérieur, le jeune homme regarda sa compagne et dit d’une voix douce et profonde à la fois :

— Mademoiselle, vous me permettrez bien de vous offrir à présent toute l’expression de ma reconnaissance.

— N’exagérez pas, Monsieur Philippe, ce devoir de reconnaissance. J’ai si peu de mérite… Je n’ai fait qu’ouvrir une porte. J’ai entendu un bruit de bataille, sans savoir que vous étiez là. J’ai suivi le chemin que je viens de vous faire parcourir. J’ai vu dix gardes par l’interstice d’un volet, mais je ne vous voyais pas. Seulement j’ai reconnu votre voix. Votre bâton venait de se briser. Vous savez le reste.

— Mais je sais aussi que c’est la deuxième fois que vous me sauvez la vie !

— Vous l’auriez sauvée vous-même, Monsieur, si je n’avais pas été là.

— Et la première fois, alors que vingt épées allaient me transpercer, si vous ne m’aviez pas tendu l’épée d’un garde que je venais d’abattre, avouez que c’en était fait de ma pauvre vie !

— Un autre aurait fait ce que j’ai fait, si je n’avais pas été là.

— Mais vous étiez là, sourit le jeune homme, et voilà pourquoi je remercie le ciel de vous avoir mise sur ma route ; j’aime ma dette vis-à-vis de vous. Mais n’en parlons plus jusqu’au jour où je pourrai m’acquitter. À présent je désire vous demander, et je vous prie d’excuser ma curiosité, par qui vous avez appris mon nom, car on ne me connaît que sous le nom du Mendiant Noir. Je n’ai dévoilé mon nom qu’à une seule personne…

— C’est cette personne, Monsieur, interrompit la jeune fille en souriant, qui m’a confié votre nom. Tous les jours, mon père