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LE MENDIANT NOIR

— Aussi, avons-nous résolu de recommencer demain… mais demain nous serons préparés et nous résisterons.

— Bien, père Turin, demain j’y serai avec mon domestique, et je vous prêterai main-forte.

— Merci, je comptais sur vous, de même que toute la Corporation compte sur votre bras.

— À quelle heure…

— Nous formerons le cortège comme ce matin à Notre-Dame des Victoires à dix heures précises.

— Je serai là à dix heures précises, promit Philippe Vautrin.

Il s’inclina de nouveau devant Constance et s’en alla.

Il traversa quelques ruelles, pour la plupart désertes, puis il enfila un passage au pied du cap et arriva cinq minutes après devant une misérable cabane isolée des autres.

Le jeune homme entra sans frapper.

L’intérieur était divisé en deux pièces pauvres mais propres.

Dans la première il vit un homme étendu sur un grabat et qui paraissait dormir profondément. Il marcha vers l’homme… Mais était-ce bien un homme que cet être petit, difforme et laid ? Non… c’était un nain ! N’importe ! Philippe le secoua rudement.

— Holà ! Maubèche ! appela-t-il.

L’homme… ou plutôt le nain sursauta, s’assit, frotta ses yeux, regarda le jeune homme et demanda d’une voix enrouée et caverneuse :

— Ah ! bien, par satan ! est-ce vous, maître ?

— Oui, moi, Maubèche, se mit à rire le jeune homme. Je te demande pardon de t’avoir dérangé ; mais j’ai une mission à te confier.

— Allez-y, maître, je me plante sur mes béquilles ! Où faut-il courir ?

— Chez l’armurier, au Sault-au-Matelot.

— Bien.

— Tu y achèteras une rapière.

— Une rapière ? fit avec surprise le nain.

— C’est deux rapières que je voulais dire : une pour moi et une pour toi.

— Hein ! une pour moi ? s’écria avec une comique surprise le nain. Quoi ! vous voulez donc me tuer en duel ?

— Non, sois tranquille. D’abord, nous aurons besoin de nous refaire la main tous les deux ; ensuite il se peut que demain, sinon ce soir, nous avons à étendre quelques gardes de son Excellence Monsieur le Gouverneur. Tu comprends ?

— Comme ça, puisque ce n’est pas pour me tuer que vous commandez ces rapières, je n’aurai pas besoin de m’acheter une cotte de mailles, car je vous connais !

— Tu sais que je t’aime trop, mon pauvre Maubèche pour te tuer. Non… Va donc chez l’armurier !

— Bien, maître, j’y cours !

Le nain enfonça un chapeau sur sa tête, jeta un manteau sur ses épaules et sortit.


III

CHEZ LE LIEUTENANT DE POLICE


Le jeune homme jeta son manteau noir sur un siège et pénétra dans la deuxième pièce. Elle était meublée d’un lit de sangle, d’une armoire à linge ou garde-robe, d’une table et d’un escabeau. Sur la table se trouvaient une écritoire et quelques livres. Bien qu’il fût près de midi et que le soleil étincelât, il faisait sombre dans cette cabane que n’éclairait qu’une petite fenêtre regardant la muraille du promontoire qui se dressait tout proche.

Philippe Vautrin alla chercher dans l’armoire un coffret bleu qu’il vint poser sur la table. Puis il se mit à marcher lentement, l’air pensif. À le voir, le front plissé, les sourcils rapprochés, les lèvres serrées, on aurait de suite compris qu’il cherchait à résoudre quelque problème compliqué. Et ce problème, on l’aurait pu deviner par le soliloque suivant :

Enfin, se disait le jeune homme, aurais-je trouvé la piste que je cherche depuis si longtemps ? Après avoir fouillé vainement la France et les Indes, est-ce ici en Nouvelle-France que j’allais découvrir l’introuvable trace ? Ai-je trouvé cet insaisissable Marinier ? Cet homme qui trompa mon père et en fit à son insu son complice ? Je n’ose le croire et m’en réjouir trop tôt ! Et ce père Turin, ce mendiant serait… Non ! ce n’est pas possible ! Mais pourtant, cette jeune fille châtaine, Constance, qui ressemble tant à cette fillette de huit ans dont me parle mon père dans ses mémoires ? Ah ! il y a tellement dans le monde de ressemblances qui trompent ! Et l’autre, Philomène, cette nièce de Monsieur de Verteuil, demeurée très blonde, elle, et dont les traits ressemblent tant à ceux de Constance qu’on la dirait un peu sa jumelle !… Allons ! il faut que je