Page:Lebel - Le mendiant noir, 1928.djvu/19

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
17
LE MENDIANT NOIR

 Les corrections sont expliquées en page de discussion

main le père Turin, sa femme et sa fille seront en mon pouvoir, ou plutôt en notre pouvoir.

— Merci, mon ami, je savais que vous étiez un garçon d’énergie et intelligent. Mais, comme vous l’avez dit vous-même, il restera l’autre…

— Le Mendiant Noir ?

— Oui.

— Oh ! celui-là, rugit le jeune homme, je sais quoi en faire. Pas de merci pour lui, sa mort est résolue par mes gardes. Tant pis pour lui, il nous a assez bafoués.

— Voilà comment j’aime à vous entendre parler. Il est des ennemis avec qui il faut éviter les demi-mesures, car si on les manque une fois, eux ne nous manquent pas. Frappez donc sans pitié ! Écrasez la tête du serpent, et le reste du corps mourra ! Une fois sans chef, sans tête pour les diriger, tous les porteurs de besace s’évanouiront.

— Et nous aurons vaincu la Cour des Miracles ! partit de rire le lieutenant de Police.

Les deux hommes furent interrompus par l’entrée d’un domestique qui s’approcha pour parler bas à l’oreille de Gaston d’Auberive.

Celui-ci fit un signe de tête affirmatif et congédia le valet. Puis il se leva et dit à son visiteur :

— Mon cher Monsieur de Verteuil, je vais vous prier de m’excuser, mon oncle me fait mander pour affaire d’urgence. Avez-vous encore quelque communication à me faire ?

— Aucune. Mais je compte que vous mènerez l’affaire à bon port.

— Je la mènerai rondement, soyez tranquille.

— Alors, à ce soir.

Les deux hommes quittèrent le cabinet et se séparèrent sur le palier du premier étage. Le lieutenant de Police s’engagea dans un corridor à gauche, tandis que Verteuil descendait le grand escalier, qui aboutissait dans le parloir du rez-de-chaussée, et quittait le château. Le commerçant s’en allait avec une satisfaction infernale peinte sur tous ses traits hâlés. Il marchait tête haute, le regard froid comme une lame d’acier, hautain, dominateur et faisait balancer avec ostentation sa longue canne à pomme d’or. Il traversa la Place du Château encombrée par de nombreux groupes de citadins, qui discutaient avec animation l’incident qui s’était passé à la Porte du Palais entre la Corporation des Mendiants et les gardes.

Comme le riche commerçant était bien connu, on lui livrait passage avec déférence. Mais au moment où il allait quitter la place, un homme s’approcha, un mendiant misérablement vêtu, voûté, tremblant, vacillant, s’appuyant sur un bâton et tendant un large chapeau de feutre crasseux.

— Pour l’amour du bon Dieu, mon bon Monsieur ! dit en même temps une voix brisée par l’âge.

Verteuil vit le mendiant lui barrer effrontément la route.

— Place ! gronda-t-il.

Le mendiant, se mit à ricaner sourdement.

— On voit bien, Monsieur, que vous n’êtes pas un ami du bon Dieu, dit-il, avec accent sarcastique.

Le commerçant scruta le visage livide et ridé du mendiant, et il crut le reconnaître.

— Ah ! ah ! ricana-t-il à son tour, c’est vous qui êtes celui qu’on nomme le père Turin ?

— Hélas ! vous l’avez deviné, Monsieur. Comme vous voyez, il est bien misérable et il vous tend la main pour une petite aumône. Voyez… mes vêtements ne sont plus que des guenilles ! Voyez… mes souliers percés regardent avec envie les vôtres ! Voyez… mon bâton pâlit devant votre belle canne à pomme d’or ! Oh ! monsieur, si jamais vous avez acquis quelque bien par des moyens peu honnêtes, donnez maintenant aux pauvres du Ciel !

— Arrière ! s’écria le commerçant avec un regard foudroyant. Voulez-vous m’insulter ?

— Si je dis, monsieur, que tout probablement vous avez dépouillé votre prochain de ses biens, ce n’est point avec le dessein de vous injurier, mais pour vous conseiller la réparation et le repentir.

Verteuil avait pâli en entendant ces paroles prononcées sur un ton grave, et sur un ton qui semblait une accusation. Il fit un pas de recul, ses regards sombres furent illuminés d’éclairs, puis, par un geste rapide, il leva sa canne pour la rabattre sur l’échine du pauvre diable.

La canne n’atteignit pas son but : le mendiant venait de la saisir de sa main gauche. Les deux hommes demeurèrent un moment immobiles, les yeux dans les yeux, se jetant l’un à l’autre un regard de défi. Puis, brusquement, le mendiant arracha la canne de la main crispée du commerçant et la jeta loin de lui.

Cette scène avait attiré les regards de plusieurs citadins qui s’approchaient rapidement. D’un peu plus loin Verteuil vit accourir trois ou quatre gardes.

— Alerte ! cria-t-il d’une voix forte.