Page:Lebel - Le mendiant noir, 1928.djvu/20

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
18
LE MENDIANT NOIR

Un vif émoi se produisit sur toute la Place du Château, et l’instant d’après une foule de curieux et quelques gardes entouraient le commerçant. Mais lorsque celui-ci voulut désigner aux gardes le mendiant, ce dernier avait disparu.

Tremblant de rage, le commerçant dit aux gardes qui venaient d’arriver :

— Il est trop tard… c’était un mendiant qui me quémandait en me menaçant de son bâton.

Une forte déception courut dans la foule qui était friande de bagarres et d’émeutes, elle venait de perdre une bonne occasion de s’amuser. Elle se dispersa aussitôt.

Cependant Verteuil avait poursuivi son chemin, troublé et presque épouvanté.

— Que me veut ce père Turin ? se demandait-il avec inquiétude. Oh ! je donnerais la moitié de ma fortune pour le savoir ! Mais qu’importe ! Voici un gueux pour qui j’aurais eu un peu de pitié. Je ne souhaitais pas sa mort. Mais à présent je veux qu’il meure… et il mourra, ou bien j’y perdrai mon nom !


IV

DURANT LE BAL


À neuf heures, ce soir-là, grandes ouvertes et gardées par deux haies de gardes, les portes du Château Saint-Louis laissaient passer une profusion de lumières. Dans le grand vestibule se pressait et s’agitait une foule de gentilshommes, d’officiers militaires, de hauts fonctionnaires et de notables de la cité, tous en grands costumes d’apparat. Les femmes, jeunes, belles, rieuses et excessivement parées et attifées, étalaient sur les velours, les soies, les brocarts d’or et d’argent, les pierres les plus précieuses dont les feux rivalisaient avec ceux des lustres et des torchères. Les conversations étaient animées et les rires heureux. Des couples gracieux traversaient bras dessus bras dessous le vestibule et pénétraient dans les deux grands salons vivement éclairés. Au fond du vestibule, dans le grand parloir non moins éclatant de lumières que les salons on dansait des menuets aux sons d’une musique harmonieuse. À droite du vestibule, la vaste salle d’armes avait été transformée en salle de banquet, et là une nuée de serviteurs grouillaient autour d’une table immense, surchargée de vaisselle d’or et d’argent et de cristaux. Cette salle était tout enguirlandée et décorée aux couleurs du roi de France. Des gerbes de fleurs étaient éparpillées de toutes parts exhalant les parfums les plus doux. Des valets, en costumes écarlates, disposaient sur la table des gâteaux de toutes sortes, des friandises et les vins les plus divers et les plus recherchés. Tout dénotait le faste du grand seigneur, les princes de la maison de France n’étalaient pas plus de munificence.

Mais on s’étonnait grandement, car le Marquis de la Jonquière, malgré qu’il se fût acquis une belle renommée de marin, passait pour fort mesquin. Il avait rarement donné des fêtes, et celles qu’il avait procurées à ses amis et courtisans avaient manqué de luxe et d’éclat. Et pourtant l’argent ne manquait pas au vieux marquis, on le disait riche à millions. Mais on savait aussi qu’il n’avait pas acquis son immense fortune à faire de tous côtés étalages de prodigalités. Au contraire, durant toute sa vie il avait économisé les sous sur les sous et il n’avait jamais laissé ces économies somnoler. Il avait fait travailler son argent sans cesse en le plaçant dans des entreprises financières et commerciales qui lui avaient rapporté des mille et des mille. On se chuchotait volontiers que le marquis n’avait jamais été fort scrupuleux sur les moyens à prendre pour faire fructifier son bien ; souvent il avait prêté à un taux d’intérêt usuraire et ruineux pour le débiteur. Souvent aussi il était arrivé que le débiteur, écrasé par l’intérêt de sa dette, avait préféré céder à son créancier son bien que de demeurer sous le poids de ce fardeau. Quoi qu’il en fût, Monsieur de la Jonquière passait pour un très honnête homme, un administrateur averti et habile, un marin excellent, un serviteur dévoué de la monarchie et un politique remarquable. L’unique défaut qu’on lui reprochât, c’était son avarice. Chose certaine, les pauvres et les indigents ne le louangeaient pas. Mais d’un autre côté retentissaient les hommages de ceux qui étaient en quête de prébendes, comme de ceux qui avaient réussi à décrocher une place rémunératrice, ou obtenu une faveur quelconque.

Le marquis était vieux, usé, souffreteux, et l’on se disait à l’oreille qu’il n’en mènerait plus large dans ce monde. Sa captivité de plusieurs mois en Angleterre avait sensiblement malmené sa constitution. À ce sujet, on sait qu’en 1747 le roi de France avait envoyé une flotte, commandée par le Marquis de la Jonquière, pour reprendre Louisbourg aux Anglais. La flotte ayant été attaquée