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cette personne a été témoin du vol accompli par Jacques Marinier.

— Ce sont là, je pense, des histoires qu’il vous faudra prouver.

— J’ai les preuves, Excellence. J’ajoute que la victime de Marinier est près d’ici et qu’elle attend justice, et cette victime se nomme Pierre Nolet.

— En quoi consistent ces preuves que vous possédez ?

— Des documents qui établissent la vérité…

— Avez-vous ces documents ? interrompit le marquis.

— Les voici… Voyez : ils sont signés de la main de Monsieur de Maurepas. Lisez : « Jacques Marinier, ancien repris de justice, condamné à la potence, dont la tête est aujourd’hui mise à prix, parce qu’il a réussi à échapper… »

— Laissez-moi ces documents, interrompit encore le marquis, je les consulterai.

— Non, Excellence, il sera peut-être trop tard. Faites arrêter Marinier, et je vous laisserai ensuite ces documents !

— Comment ! s’écria le gouverneur avec colère, vous me donnez des ordres, je pense ?

— Oui, Excellence, bien qu’à la vérité je déplore une telle privauté. Mais il est des gens qui souffrent par la faute d’un criminel et qui clament justice !

— Prenez garde que j’appelle mon Lieutenant de Police !

La colère rendait le visage du vieillard plus livide encore, de ses yeux creux s’échappaient des flammes terribles, tout son être tremblait, et sa voix, plus sourde, à peine distincte, ressemblait de plus en plus à la voix d’un agonisant.

— Excellence, répondit froidement Philippe Vautrin, vous n’appellerez pas votre Lieutenant de Police, parce qu’il n’arriverait pas jusqu’à vous !

— Pourquoi ?

— Parce qu’avant de franchir cette porte, il tomberait percé de vingt coups de poignard, répliqua audacieusement Philippe Vautrin. Excellence, ajouta-t-il sur un ton grave, signez un mandat d’arrestation contre Monsieur Guillaume de Verteuil ! Sinon, demain, ou plutôt cette nuit, tout à l’heure, devant tous vos invités je dénoncerai cet homme, et le scandale sera tel qu’il rejaillira sur votre neveu et même sur votre administration… signez, Excellence, ce mandat !

Et Philippe Vautrin s’était redressé, avait croisé les bras, et grave, impérieux, il dominait le marquis et le commandait.

Le Gouverneur regarda avec une sorte d’admiration ahurie ce jeune homme qui portait sur son dos une besace, et à son côté une rapière. Certes, par la physionomie de cet inconnu, à son attitude dominatrice, à son geste ferme et impératif, à sa voix impérieuse, il devinait bien que ce jeune homme n’était pas un mendiant de métier, mais que c’était un personnage quelconque, et peut-être même un grand personnage chargé de quelque terrible mission de justice. Le Marquis de la Jonquière était un brave, et un homme hautain et dominateur armé d’une volonté d’acier, qui avait croisé sur son chemin bien des hommes de valeur qu’il avait dominés. Mais cette fois, mais sans qu’il eût peur, répétons-le, il se sentait dominé, vaincu presque par cet inconnu en qui il semblait se manifester quelque chose de souverain. Quel était cet homme ? Le marquis, troublé, ne songea pas à le lui demander.

— C’est bien, dit-il seulement, apportez une feuille de papier et une écritoire !

Vautrin se précipita vers la table, saisit un papier et l’écritoire et commanda au valet de chambre :

— Tenez ce candélabre !

Le domestique, glacé jusque là par l’effroi et la stupeur, obéit automatiquement.

Le marquis écrivit lentement et avec peine, tant sa main tremblait, l’ordre d’arrestation et le signa. Mais juste à ce moment, il parut se raviser et fit un mouvement brusque comme pour froisser le papier et le jeter au feu.

Mais Vautrin, qui épiait le moindre de ses mouvements, saisit le papier et le lui arracha.

— Excellence, sourit Vautrin, soyez tranquille, je saurai bien me servir de ce papier.

Et rapidement il s’élança vers la porte pour s’en aller.

Mais déjà le marquis parvenait à pousser ce cri :

— Alerte !…

Philippe Vautrin venait d’ouvrir la porte.

À son tour le valet de chambre poussa ce hurlement :

— Au secours ! au secours !…

Philippe Vautrin bondit jusqu’à lui.

— Tais-toi donc, animal, cria-t-il, veux-tu ameuter tout le château contre moi ?

D’un violent coup de poing au menton il étendit le pauvre diable sur le parquet, et sortit précipitamment de la chambre. Il referma doucement la porte et courut vers le vestibule. Mais le cri du valet de chambre