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I

LA FÊTE


Jusqu’au commencement de ce vingtième siècle, les paroisses échelonnées le long des rives du Saint-Laurent, et surtout celles de la rive sud, avaient été sans cesse parcourues, au cours des saisons d’été, par un flot de « quêteux » dont on ignorait l’origine. Les cultivateurs ne savaient plus comment se défaire de cette misérable engeance qui, souvent, était d’une audace à intimider les plus braves.

Chaque jour, le maître ou la maîtresse de la maison avait soin de préparer « la part à Dieu » afin de se débarrasser plus vite du quémandeur. On mettait de côté un morceau de lard, quelques pommes de terre, un peu de sucre, un morceau de savon, une aune ou deux d’étoffe, ou, selon qu’on le préférait, quelques gros sous ; car on était certain de voir surgir dans la journée deux ou trois de ces loqueteux qui, besace au dos, gourdin à la main, couverts de poussière, crasseux, traînant des haillons avec autant d’ostentation et de vanité que les jolies femmes en mettent à exhiber leurs soies, leurs dentelles, leurs rubans, cheminaient au long des routes et s’arrêtaient dans les fermes pour demander « l’aumône pour l’amour du bon Dieu ». Si l’on demandait au brave paysan depuis combien de temps les routes étaient ainsi couvertes par ces chemineaux et ces nécessiteux…

— Oh ! mon Dieu ! répondait le pauvre homme en levant les mains au ciel, depuis que le monde est monde, faut croire ! Mon grand-père donnait aux quêteux, bon an mal an, un cochon, un bœuf, cent livres de sucre, deux cents livres de savon, deux cents pains, sans compter les œufs, le lait, le beurre, le poisson, les légumes, etc., etc…

À en croire ces gens de la campagne, donc, il y avait longtemps que le « quêteux » existait. Chaque comté possédait son armée de mendiants dont plusieurs vivaient mieux que des rentiers. Leur nombre grandissait si rapidement que le pays jeta un cri d’émoi : alors on légiféra pour arrêter le fléau, et il était grand temps. On fit bien : car aujourd’hui on verrait le mendiant conduire l’auto au lieu de porter la besace !

Les premiers mendiants du pays furent originaires de la capitale de la Nouvelle-France, et ce fut vers 1735, sous le gouvernement de M. de Beauharnois, que prit naissance la Corporation des Mendiants.

Il faut dire que ce ne fut pas précisément la paresse et le vice qui firent naître cette corporation, mais plutôt les maux occasionnés par la guerre et les famines. Beaucoup de pauvres paysans, ayant perdu leurs fils dans les escarmouches contre les sauvages et les Anglais, vieux et incapables de cultiver leurs champs, s’étaient réfugiés dans la capitale pour y vivre de la charité publique, en mendiant le pain de chaque jour. Puis, ce furent des artisans qui manquèrent de travail, puis des pêcheurs, des miliciens blessés et inaptes à gagner leur vie. Puis, ce furent les géné-