Page:Lebel - Le mendiant noir, 1928.djvu/54

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
52
LE MENDIANT NOIR

teau dont elle s’était servi pour aller ce soir-là, au Château.

— Ah ! ah ! mademoiselle, où allons-nous donc ? demanda-t-il en ricanant.

— Monsieur, je viens de prendre la décision de m’en aller de cette maison… je vais chercher mon père !

— Ton père !… fit Verteuil en la tutoyant cette fois.

Il se mit à rire sourdement et avec un air méchant.

— Ton père ? reprit-il interrogativement. Eh bien ! c’est inutile, tu ne le retrouveras pas… tu ne saurais le trouver sans moi ! Aussi, vais-je t’y conduire. Néanmoins, écoute, Philomène, écoute-moi bien : je t’ai donné tout ce qu’un oncle pouvait donner à une jeune fille, sa nièce. Tu as reçu l’instruction, tu as été lancée dans la société, tu as été dotée royalement, tu pouvais et peux encore t’appeler Madame d’Auterive, avec une couronne de baron. La beauté la richesse et le rang… qu’est-ce qu’une jeune fille de nos jours peut exiger de mieux et de plus ? Dis… Écoute encore : tout cela, tu le possèdes ! Tu as la beauté de par la nature généreuse, et de par ma générosité tu peux avoir la fortune et le rang. Je dis fortune, oui, car je t’ai dotée de cent mille écus et, à ma mort, je te laisserai l’héritière de tous mes biens. Tu te trouveras à la tête d’un capital de quelques millions, si les affaires continuent à marcher comme elles vont depuis plusieurs années. Décide : veux-tu tout cela, ou bien préfères-tu la misère ?

— Je veux mon père. Lui me donnera l’affection, s’il ne peut me donner la fortune ! répondit énergiquement la jeune fille.

— L’affection !… ah ! parlons-en de l’affection, quand on manque de pain, quand on est réduit à se couvrir de loques, lorsqu’il faut aller tendre la main pour se nourrir ! L’affection… ah ! folle, ce n’est que folie ! L’amour… Folie encore,… Ma fille, il n’y a qu’une chose qui compte : l’argent ! Avec l’argent on achète tout !

— Oui, sourit ironiquement Philomène, on achète l’affection et l’amour…

Elle pensait à Gaston d’Auterive qui simulait ces grands sentiments pour mettre la main sur cent mille écus.

— Oh ! ne ris pas, reprit Verteuil avec aigreur ! Il n’y a de véritable bonheur que dans la possession de la fortune. Autrement, pourquoi serions-nous en ce monde ?

— Pour y acquérir un autre bonheur et dans un autre monde que nous promet notre religion, répondit gravement Philomène.

— Histoires ! railla Verteuil. Légendes ! Vaines promesses ! Mots vides de sens ! Écoute : nous sommes sur cette terre pour nous bien loger et pour nous nourrir il faut de l’argent ! En veux-tu la preuve ? Va entendre les gémissements et les clameurs de ce tas de loqueteux que la faim torture, que le froid supplicie en hiver ! Va écouter leurs imprécations ! Va entendre les malédictions !

— Oh ! ne calomniez pas les pauvres du bon Dieu !

Verteuil éclata de rire.

— Ah ! ah ! ah ! insensée !… Va donc entendre leurs prières à ces mendiants ! Leurs prières ?… Allons donc ! Ils ne cessent de maudire Dieu et l’humanité. Écoute encore : il n’y a pas longtemps, deux mois, peut-être trois mois passés, je m’étais aventuré une nuit dans ce bouge affreux de la misère sous le Fort, au travers de cette masse de huttes, de cambuses et de bicoques sales. Il pouvait être dix heures. Tout était calme et silencieux. Les mendiants, pour ménager le luminaire et le combustible, s’étaient roulés dans leurs guenilles pour demander au sommeil l’oubli de leurs misères. Mais hors de l’une de ces masures je vis filtrer un mince rayon de lumière, une lueur d’enfer, une raie de sang dans la nuit, et j’entendis comme un râlement prolongé. Je me dirigeai vers ce filet de lumière. Il passait entre les deux battants d’un volet. Le carreau de l’unique fenêtre était brisé, on l’avait remplacé par une guenille. Dans cette guenille il y avait un petit trou par lequel je pus glisser un regard dans l’intérieur. Que vis-je ? Un homme, une femme et trois enfants en bas âge. Sur un tas de loques les trois marmots, vêtus de leurs haillons, la figure barbouillée, les mains sales, les pieds plus sales, dormaient. Du reste, c’est l’âge où l’on dort le mieux. Mais la femme, jeune encore, vieillie par la misère, était accroupie devant un maigre feu de fagots. Elle aussi était couverte de haillons crasseux sous lesquels elle grelottait. Sur ce visage de trente ans à peine, je voyais des rides profondes. Dans les yeux cernés et enfoncés sous les orbites je voyais du désespoir, de la haine, du sang peut-être… Elle gémissait et pleurait. L’homme, assis à l’écart sur escabeau, demeurait la tête dans les mains. À ses pieds reposait sa besace vide. Il grelottait aussi sous ses nippes. Et j’entendis ces paroles :