Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/106

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Le corps est immobile, lui, bien sanglé… Mais la tête ! elle évolue, elle se balance, elle va de droite à gauche, d’avant en arrière, elle salue cet arbre, salue cet oiseau, et salue avec une politesse obséquieuse… Et puis elle se relève et salue encore… et puis elle se renverse et paraît chercher mes lèvres…

Et puis… et puis… oh ! l’infamie ! ses cheveux se sont dénoués, et ils flottent vers moi. Le vent me les apporte en plein visage, ils m’aveuglent, ils m’entrent dans la bouche, ils s’enlassent à mon cou…

Et tant d’autres choses ! Celle-ci, tiens : je dois m’arrêter devant la forge d’un village, et les gamins font cercle autour de nous, regardant, ébahis, cette femme immobile et enchaînée, dont le visage est caché sous un châle de laine…

Plus loin, c’est l’embouchure de la Vilaine qu’il nous faut traverser sur un bac. Un fil de fer est jeté d’une rive à l’autre.

J’avertis le passeur. Tu t’imagines la scène : ce bateau funèbre qui glisse sur l’eau…

Et encore ceci, à deux kilomètres du but : l’essence qui manque… je suis obligé de pédaler. De pédaler avec ce fardeau devant moi ! Je n’ai pas fait un quart de lieue que mes forces me trahissent. Allons, il faut s’arrêter. Et c’est moi seul, moi tout seul, qui me restaure au revers d’un talus, tandis qu’elle, sur son siège…

Mais ce n’est rien. Une angoisse plus monstrueuse m’est réservée, et je le sais, chaque tour de roue m’en rapproche : la mère est là-bas qui nous attend ! Elle a quitté la ville et vient au-devant de nous ! Peut-être nous aperçoit-elle sur la route blanche, et elle se réjouit ! Oui, elle nous voit, car je distingue une ombrelle qui s’agite, je devine le nom que ses lèvres prononcent… Madeleine.

Madeleine, oui, la voici, voici ma fiancée…

Fougeraie se tut. Ses doigts de nouveau meurtrissaient mon épaule, ses yeux fixes évoquaient la chose. Il murmura :

— Elle est devenue folle, elle. Moi, mes cheveux sont blancs…

Maurice LEBLANC.