Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/15

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Motte-Fouquet aux eaux mystérieuses, et Couterne, et le Logis de Saint-Maurice et tant d’autres… Je n’ai peut-être pas dans ma vie d’heures plus exaltantes que celles où, ma main sur son épaule, nous roulions dans le silence troublant du crépuscule, unis par la caresse de la même brise, par l’admiration des mêmes spectacles, par l’ivresse des mêmes émotions.

Elle avançait avec un rythme régulier de ses deux jambes fines, en un mouvement à la fois fort et léger, et de l’air sérieux, d’un enfant qui s’applique. Parfois je l’arrêtais soudain, avide de baiser sur ses lèvres toute la joie et toute la fraîcheur de la nature. En vérité, je l’aimais bien. Elle m’eût rendu très heureux. Et je le savais… Alors pourquoi ?

Ce fut si brusque, si imprévu ! Je n’eus pas le temps de réfléchir, elle non plus. Nous étions assis l’un près de l’autre dans les bois qui entourent Bagnoles. Elle me disait la jalousie de son mari, ses craintes, l’humeur qu’il montrait à propos de ces promenades quotidiennes, et, tout à coup, elle poussa un cri :

— Lui… lui… le voilà… vite… partons !…

Elle était déjà à machine et s’enfuyait. J’hésitai une seconde, regardant l’homme qui s’en venait vers moi, pédalant à toutes jambes et gesticulant. Puis je sautai sur ma bicyclette et la rejoignis. Instinctivement, ma main se posa sur son épaule, en signe de possession, et aussi de promesse. C’était ma vie que j’engageais. Le gros homme ne nous rejoindrait pas. À la prochaine station, nous prenions le train, libérés.

J’eus envie de lancer vers le ciel des clameurs de triomphe. Il me semblait que j’avais conquis sur le destin une proie merveilleuse et que je l’emportais par ma seule énergie, par ma seule volonté. Je la tenais au bout de mon bras tendu en une étreinte dont la puissance n’avait pas de borne, et je me mis à ricaner :